Pour sa première exposition à la galerie Hauser & Wirth à Paris, Rita Ackermann présente une nouvelle série de peintures et de grandes oeuvres sur papier qui s’intéressent au thème du double. Plus qu’une simple évocation d’une entité double, ce corpus en révèle la structure. Innovantes par leurs combinaisons inattendues de matériaux et définies par une tension conceptuelle marquée, ces oeuvres s’inspirent de deux figures majeures de la culture française : Jean-Luc Godard et Paul Virilio. Le résultat est aussi troublant qu’exigeant.

Les Doubles d’Ackermann (2024 – 2025) invoquent des éléments qui se tourmentent mutuellement : un présent avec lequel l’artiste ne parvient jamais à s’accorder ; un passé qui empêche tout véritable détachement ; des images si familières qu’il vaudrait mieux les oublier. Quelle force anime cette fabrique d’images, sinon le désir de saisir les nuances d’une réalité en perpétuelle mutation, dominée par l’absence et le déplacement ? Dans ces nouvelles oeuvres, les formes se renversent, les couleurs s’inversent, les images se lisent en positif comme en négatif. Dans certaines d’entre elles, les lignes de contour fascinent, dessinant des figures à la fois élastiques et aériennes, suspendues au bord de la disparition. Dans d’autres, la pigmentation dissout les corps à quelques formes agitées et contorsionnées. Tout, dans ces Doubles, renverse non seulement notre regard, mais perturbe également les modes d’interprétation traditionnels. Même leur titre prête à confusion, car ces Doubles n’ont rien de miroirs ou d’alter ego. Au contraire, ces images d’images oscillent entre le spectre naissant et le moment où cette projection mentale s’incarne, se dédoublant en une chose reconnaissable, comme au cinéma.

L’intérêt de l’artiste pour ces phénomènes visuels n’est pas purement conceptuel. Il trouve son origine dans les mouvements intimes qui ont commencé à structurer sa vie lorsqu’elle a quitté Budapest pour s’installer à New York. Dès lors, elle évolue dans un entre-deux, un état intermédiaire défini par deux expériences distinctes : l’une ancrée dans une éducation communiste modérée, l’autre marquée par son passage à l’âge adulte en tant qu’artiste au coeur de la fabrique de rêves qu’est la Big Apple, où elle a choisi de rester. La dialectique entre ces deux origines a également profondément irrigué son premier corpus d’oeuvres (1993 – 1995) : les adolescentes qui allaient devenir le terreau fertile de nombre de ses créations futures, comme Doubles 8 (2025). Leurs silhouettes aplaties, presque transhumaines, ressemblent à des agrandissements projetés sur un écran, glissant hors champ. Chevauchées et instables, comme leurs prédécesseurs, ces filles ne sont rien d’autre que des clones.

Les Doubles d’Ackermann renvoient également aux débats autour de l’original et de la copie, et à l’esthétique de l’appropriation. Mais son intérêt pour le dédoublement trouve ses racines ailleurs, dans une attention croissante aux images projetées. Une traduction hongroise de L’esthétique de la disparition (1991) de Paul Virilio, a nourri et cristallisé cette inclination. Ackermann ne s’est pas contentée d’une seule lecture, elle y est revenue à de multiples reprises, sur cette série de réflexions autour de l’Interrelation entre conscience, perception, vitesse et cinéma. Pour l’auteur français, les progrès technologiques du XXe siècle ont non seulement façonné un « moi cinématographique », mais aussi un être capable de construire « son double, son spectre intelligent et confie la thésaurisation de son savoir à un reflet ». Ackermann a également vu et revu Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard, un film saturé de doubles sous forme de personnages, d’images et d’allusions narratives. Plusieurs oeuvres ont vu le jour par la suite. La pratique cinématographique réflexive de Godard s’est toutefois inscrite plus profondément, s’instillant lentement avant de refaire surface. Ce n’est que bien plus tard qu’Ackermann s’est sentie prête à affirmer sa propre esthétique récursive. Peuplés d’images auto-référentielles, ces nouveaux Doubles sont les manifestations les plus récentes de la forme provocatrice que peut prendre ce langage visuel.

(Texte de Pamela Kort)