Le psychanalyste Fathi Benslama, spécialiste des questions de dérives extrémistes, analyse la gestion de la dette et du conflit comme enjeu majeur de l’adolescence ; il évoque trois voies possibles pour l'adolescent :

  1. vaincu par le poids de la dette, écrasé, impuissant, le jeune se dévitalise (déréliction) ;
  2. il cherche à solder sa dette par un acte fort, radical, extrême (présomption) ;
  3. il élabore la dette, l’interprète et la met à distance (consommation).

Si dans les deux premiers cas, le lien social est fragilisé, mis en tension voire rompu, le troisième évoque une issue plus favorable : l’inscription dans une ligne de transmission permet à la personne de se sentir intégrée dans le réseau de solidarités qui l’entourent sans pour autant s’y limiter.

L’adolescence est emblématique de la conflictualité qui nourrit la transformation car intense sur le plan des tensions, contradictions, crises qui caractérisent la vie humaine, la débordent parfois, mais surtout la structurent et lui donnent sens. Le regard d’autrui marque la sensibilité et l’intelligence par l’acquiescement, le renforcement, le rejet ou l’indifférence, rendant le jeune potentiellement fragile et influençable et constituant autant d’étayages et de ressources que de risques de stagnation voire de régression.

Période fascinante et décisive sur le plan éducatif et développemental, elle est inspirante pour les artistes. Ouverte à tous les possibles et à tous les risques, elle interpelle le monde adulte. Retenant l’attention comme un temps d’intenses épreuves et de remaniements psychiques, subjectifs et cognitifs. Elle interroge aussi sur la place de chacun dans une chaîne générationnelle : questions d’héritage et d’inventivité.

Ajoutons que la gestion de la dette est particulièrement complexifiée par la profusion d’un monde incertain, ambigu, volatile et complexe (le monde Vica1), mais se pose avec d’autant plus de force qu’il attise (parfois compromet) le désir de s’y repérer et d’y vivre…

L’adolescence est donc à la fois une période vive de questions (qui peuvent revenir à différents moments de la vie, notamment par le contact, à un âge plus ou moins avancé, avec une nouvelle génération). Tout au long de la vie, la problématique de la transmission et du changement (le mien, le tien, le nôtre) fait donc retour.

Transformer, transmettre

Comme l’aurait dit Erikson2, psychologue des mutations psychosociales, l’enjeu développemental d’une vie adulte mature se trouve dans la compétence de générativité : transmettre, agir, se transformer soi-même pour le développement des autres. En d’autres termes, l’accompagnement d’une jeunesse reconnue dans son besoin d’être entourée et guidée s’affirme comme le trait le plus fort, le mobile le plus déterminant de l’action et de l’engagement adultes. Cela souligne la nécessité d'un ancrage éthique de l'éducation (de soi/des autres) en tant qu’espérance en la possibilité de prendre une part déterminante dans la guidance de l'évolution et du changement.

L’accompagnement de la jeunesse est donc une question vive, au sens de vitale et de vivante. Les notions de capabilités, plasticité, normativité, discernement, sont quelques-uns des appuis intéressants pour l’action et le suivi éducatif, pour renforcer ses mobiles et clarifier ses enjeux. Et, c’est mon hypothèse, pour répondre à la question du sens (direction, signification) et des conditions d’existence.

A quelle condition se met-on en disposition de recevoir et d’élaborer une réflexion qui à la fois nous engage et nous tienne à distance, reconnaissants et nourris d’altérité ? Une pensée qui relance et renouvelle une volition tournée vers l’éducation et la transmission en tant que bien commun, une pensée qui se détache d’elle-même pour se donner, se partager, se redéfinir ?

S’inspirer, performer

Le documentaire Les défricheurs3 nous a fait plonger dans l’expérience étudiante : on a vu que chaque protagoniste grandit et accomplit un trajet, dont on perçoit les moments-clés au cours du film. Mais l’expérience entraîne aussi le spectateur dans son sillage. Une éthique de l’écoute se déploie entre le prof qui s’exprime à l’écran, les deux enquêteurs, et aussi le spectateur (et même, ici le lecteur !).

On peut ainsi en saisir/sentir la dynamique intergénérationnelle. Chacun à sa manière peut chercher à comprendre une expérience à la fois ordinaire, familière, commune à tous (apprendre, réfléchir, s’orienter) qui stimule l’entendement, parce que mise à distance par un film et intégrée dans un récit. Se forge au fil du documentaire une compréhension des trajectoires, heurtées mais néanmoins consistantes et interpellantes, jusqu’à nous inviter à méditer sur notre capacité à recevoir/interpréter ces témoignages...

Cette œuvre, on l’a dit, interroge sur notre capacité à en tirer le meilleur profit dans une optique de bien commun et de prise en compte des personnes dans leur singularité, leur engagement, leur responsabilité. Chacun fait son chemin, accomplit un travail, mené dans le silence de sa réflexion et potentiellement en résonance avec ses actes, dans sa vie. Telle fut mon hypothèse de travail pour mener à bien l’analyse du documentaire.

Je vois dans cette opération de médiation scientifico-artistique (un cinéaste et un sociologue sont à la manœuvre, délivrant un message au public), une voie d’individuation au sens du philosophe Georges Simondon4 : les énergies circulantes dans et entre les entités (acteurs, producteurs, auteurs, spectateurs) participent d’une opération de transduction et de transformation ; l’angoisse par l’intermédiaire du verbe (celle des jeunes qui s’orientent, celle des adultes qui les accompagnent) devient point de départ et ouverture ; elle est à comprendre comme inhérente à tout chemin d’individuation. C’est en intégrant l’ensemble des protagonistes, spectateur y compris, que l’œuvre chorale prend son sens politique, déborde d’elle-même et emporte une réflexion sur l’accompagnement d’autrui...

Aussi semble-t-il passionnant d’explorer le paradigme d’une recherche « performative » pour l’ensemble des parties prenantes, c’est-à-dire visant une forme d'accomplissement, d'écart vis-à-vis de soi-même, dans des milieux en tension, aux imbrications, interactions et causalités complexes. Réflexivité, narrativité, élaboration des conflictualités seraient les visées premières de ce projet intergénérationnel et participatif, passant par l’implication de tous en tant que protagonistes actifs, potentiellement résilients.

Résonner, régénérer

Cette proposition se veut herméneutique et en résonance – comme l’entend le sociologue Harmut Rosa5 - avec le paradigme des Sciences et Société. Les questions de science ouverte, le développement des CV narratifs6 sont des tentatives d’essaimage, de résonance, d’écho et d’ouvertures réciproques entre la recherche universitaire, ses chantiers, ses acteurs et d’autres mondes alentour qui eux aussi œuvrent et cherchent…

La proposition intéresse le domaine de la formation et de l’éducation et ses acteurs. Celui ou celle qui s’implique dans l’accompagnement ne peut faire fi de l’expérience d’un travail sur soi : je m’individue par d’incessantes transitions qui sont autant de défis ; me considérant moi-même en devenir, délibérant et nourrissant la vie de l’esprit, je m’inspire d’autres pensées, d’autres recherches, d’autres œuvres, entre intériorité, discernement et conscience éthique. Cette conscience singulière, propre à chacun est un trésor, non à garder par devers soi, mais à livrer au cœur d’une vie d’échanges et de partages, une vie apprenante de risques et d’épreuves.

Dans le même ordre d’idée, je pense à Martha Nussbaum, à sa vision ouverte des dix besoins humains : elle propose d’envisager les besoins comme autant de capabilités dans un projet social global auquel tout un chacun aurait à s’atteler (dans un devenir-capable). Car c’est tout au long de la vie que des tâches développementales sont à résoudre, des tensions à vivre, des risques et des menaces tant macro- que micro-politiques à élaborer et à tenter de dépasser…

C’est donc une approche holistique qui m’inspire ici : elle vise un au-delà des oppositions et des points de butée, elle vise la genèse et l’entretien des processus vitaux en tant que flux animés qui traversent des entités vivantes et qui les transforment (comme l’air, l’eau, le sang assurent le vivant). La vie est transformation, processus, énergie qui circule, indépendamment de la conscience que j’en ai…

Cela dit, l’approche holistique ne manque ni de méthode ni d’applications concrètes : la charte de l’Okanagan (2015), initiative québécoise qui se diffuse dans la francophonie, veut développer des universités promotrices de santé, au sens de « une seule santé, onehealth » : des personnels, étudiants, partenaires, politiques et stratégies d’établissement… Tout concourt à l’amélioration des conditions de vie, à la santé et au développement des personnes, dans une vision systémique du travail, des études, des organisations. Cette perspective se veut à la fois ancrée, ouverte, partageuse, invitant à étudier tout en les produisant, des processus de transmission et de transformation.

Partir, revenir

Au-delà des institutions, en envisageant le développement tout au long de la vie, je vois une ouverture vers des pratiques décoïncidentes proches de l’art, de la création, de l’invention de récits comme le propose François Jullien7, et ainsi échapper aux effets d’enlisement et de répétition stérile. Il s’agit de fuir en se déterritorialisant dirait Gilles Deleuze8 et de devenir autre : à la recherche d’autres formes d’intensités pour échapper aux pesanteurs de la nécessité. La reprise de la pensée personnaliste d’Emmanuel Mounier et celle de Simone Weil9 (un retour dans le temps pour relancer…) permet quant à elle de penser la tension générative entre engagement et dégagement.

Bibliographie

Benslama, F. (2016). Un furieux désir de sacrifice, Le surmusulman, Paris, Seuil.
Bernard, F. (2023). La pédagogie de la résonance selon Hartmut Rosa : comment l’école connecte les élèves au monde.
Conférence internationale sur les universités et les institutions d’enseignement promotrices de santé (2015). Charte de l’Okanagan : Charte internationale pour les universités et les institutions d’enseignement promotrices de santé [O].
Erikson, E.-H. (1959). Enfance et société, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.
Jullien, F., (2017). Dé-coïncidence. D'où viennent l'art et l'existence, Paris, Grasset.
Marty, E. (2004). Simondon, un espace à venir. Multitudes, no 18(4), 83-90.
Mounier, E. (1949). Le personnalisme, Paris, Que sais-je.
Nussbaum, M.-C. (2008). Femmes et développement humain, l’approche des capabilités. Paris, Editions des femmes.
Renouard, Cécile. (2022). Dégagement joyeux. Une éthique possible vers la cité écologique? Cités.
Rosa, H. (2022). Pédagogie de la résonance, Paris, Le Pommier.
Simont, J. (2005). Gilles Deleuze, à la rencontre de l’intensité, Les temps modernes, vol. 629 (1), 43-76.
Schwarz, F. (2020). Les clés de la philosophie pour vivre dans un monde incertain.

Notes

1 Schwarz (2020).
2 Renée Houde (2002), Erik Erikson (1902-1994), le psychologue de la générativité.
3 Article connexe: Trois étudiants crèvent l’écran. Le vécu scolaire comme scène de transformation.
4 Voir Marty, E. (2015).
5 Une résonance présente quatre composantes : -conscience d’être en contact, interpellé, touché, se sentir en position de destinataire ; -réaction physique, qui relie au monde ; -assimilation d’un fragment du monde qui nous transforme ; -cette transformation n’est ni prévisible ni maîtrisable : elle survient. Bernard (2023).
6 Critères du label « Science avec et pour la société » (SAPS), an Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. Comment changer l’évaluation de la recherche pour une évaluation plus qualitative ? an Open Science.
7 Il s’agit des pratiques sociales ou professionnelles ou créatives, qui rouvrent des champs de possibles en permettant de se dégager des adhésions passives, des collectifs grégaires, en trouvant des brèches, des fissures, des initiatives pour aller vers de nouvelles réponses à des problématiques humaines, sociales, sociales, politiques. Il s’agit d’un style de vie, de pensée, de conduite (Jullien, 2017).
8 Voir Simont, J. (2005).
9 Voir Renouard, C. (2022).