Il y a quatre ans, précisément le 28 avril 2019, disparaissait le Professeur Antoine Manga Bihina, figure bien connue de l’enseignement de la philosophie en général et plus précisément de la logique, de l’épistémologie et de la philosophie du langage au Cameroun. Comme beaucoup d’autres de ses étudiants, nous ne nous lasserons pas de célébrer cet enseignant dont les talents de pédagogue n’ont cessé de séduire, depuis 1971, lorsque commence son long parcours dans ce noble métier, et de constituer pour beaucoup, tant ils ont été éblouis par sa fulgurance, une source d’inspiration, un modèle.

Sa voix douce mais assurée, sa gestuelle adaptée, son éloquence jamais mise en échec, son élégance naturelle, son intelligence vive et sa grande maitrise de la philosophie, constituent chacune individuellement et toutes réunies, autant de qualités qui ont suscité cette séduction. C’était un enseignant sobre mais en même temps un apôtre constructif du savoir, lui qui a mis tout son savoir-faire au service de l’académie, et qui a continué à dispenser ses enseignements avec abnégation dix jours avant sa mort, en dépit des meurtrissures de son état de santé : tombé sur le champ d’honneur, ce serviteur de la prestance universitaire est mort les armes à la main. Paradoxalement, bien que très populaire pour ses qualités exceptionnelles de pédagogue, les idées qu’il a défendues toute sa vie n’ont pas forcément connu le même sort. Pourtant le caractère prospectif de sa démarche, l’actualité et la pertinence de ses idées ne manquent pas de séduire tous ceux qui s’y penchent de plus près. Le souvenir de ce penseur discret, héraut infidèle de la technoscience et de la postmodernité, offre donc une occasion de revisiter cette œuvre, brève mais diversifiée et saisissante de profondeur. Elle donne l’occasion de nous arrêter un moment, pour nous interroger, avec lui, sur nous-mêmes, notre place dans l’histoire et le monde, nos aspirations et nos possibilités. C’est également l’occasion de vulgariser la pensée de cette figure qui, comme d’autres avant elle, a marqué la philosophie camerounaise.

C’est en effet une pensée qui marque d’abord par le courage de penser, celui de décrypter notre histoire et notre univers social et politique, de rechercher et dire l’être tel qu’il se présente, malgré les circonstances qui peuvent s’instituer comme des freins au libre exercice de la pensée. Le penseur doit rechercher le vrai quel que soit le « risque » qui se profile, et il doit se hisser à la hauteur des enjeux intellectuels de son temps :

Philosopher, c’est donc se penser ; se penser à l’intérieur des situations que l’on traverse ; c’est chercher la manière la plus rationnelle d’assumer ces situations en se réalisant soi-même pleinement. C’est à cet égard que les problèmes que la pensée considère débordent alors le champ de notre seule conscience pour se présenter comme des problèmes liés à notre espace ; il s’agit concrètement des idées et des faits sous lesquels ploie notre existence, de tout notre conditionnement culturel 1.

Il faut « philosopher au présent » mais cette expression ne signifie pas « céder à une mode ou se contenter de s’inscrire dans une tradition. C’est mieux : répondre à une sollicitation du temps et s’acquitter d’une agréable corvée : penser »2.

Aujourd’hui, écrit encore le philosophe, l’on voit le monde évoluer sous des signes, des sceaux et des symboles qui ne peuvent laisser la pensée indifférente. La science, ses développements et ses exploitations ; les idéologies, avec leurs promesses historiques et leurs prétentions, toujours ethnocentriques ; les peuples et les nations, devant leurs aspirations, leurs projets que bousculent les défis et les incertitudes de l’histoire ; l’effondrement des empires, ébranlés jusque dans leurs fondements et leurs mœurs politiques ; les impasses dans lesquelles continuent de s’enliser les sociétés africaines, mieux, les pouvoirs et les états africains 3.

Notre univers est riche de tous ces faits qui, à eux seuls, suffisent pour « fructifier et animer la genèse et l’entretien d’une méditation sur la marche de notre histoire qui est d’abord celle des peuples avant d’être une succession d’évènements »4.

Il s’agit ensuite d’une pensée profondément modelée par le souci de l’homme, dont les clés de lecture se laissent dessiner le long d’une ligne de traverse qui parcourt de part en part ses écrits. Il s’agit de la pensée d’un homme pour qui, il s’est toujours agi de l’homme et que l’on peut résumer par ce qu’il a lui-même appelé la « recentration de l’homme ». La philosophie, assure-t-il au cours d’une conférence prononcée le 31 juillet 2009 à l’université de Bangui en République Centrafricaine, n’a pas d’autre choix que d’humaniser notre temps qui a perdu le sens de l’homme. Pour cela, elle doit rechercher son sens absolu, c’est-à-dire, le rétablir dans son essence, son identité générique, ses droits et ses aspirations légitimes.

L’obsession des repères

La pensée d’Antoine Manga Bihina nous interpelle non seulement par cette exigence de philosopher au présent, mais également par son obsession des repères. Un repère désigne une marque servant à retrouver un emplacement, un endroit (pour faire un travail avec précision, ajuster des pièces, localiser un phénomène…). C’est aussi un objet ou un endroit précis reconnu et choisi pour se reconnaître. Pourquoi se reconnaître ? Tout simplement parce qu’il faut humaniser notre temps qui a perdu le sens de l’homme. Ce temps, notre temps, décrivons-le en quatre points 5 avec notre philosophe :

  • Une fertilité scientifico-technologique : la technoscience innove, bouscule, manipule, recrée. Il en résulte l’émergence d’une mentalité iconoclaste et réductrice (tout est réduit au langage de la science)
  • Une dynamique idéologico-politique qui restaure les clivages et les foyers de concurrence : cette dynamique a façonné un monde désarticulé où prédominent la violence et les tensions, l’exclusion et l’arrogance. C’est sur cet arrière-plan que s’opposent l’anarchisme nihiliste, le libéralisme mercantiliste, la démocratie permissiviste et les replis identitaires.
  • Une invention incessante de droits, de libertés et de spiritualités : ce monde se caractérise par l’abandon des sagesses historiques et constituées, des éthiques fondamentales et des structures traditionnelles des sociétés (la tentation de l’éternel recommencement).
  • Une tentative internationale de rassemblement autour de la sécurité, de la paix, du développement, de la survie de la planète : l’autorité de ce rassemblement est à tout moment relativisée et bafouée.

En un mot, notre temps est celui des incertitudes, un monde ayant perdu tout repère, un monde où le subjectivisme et le relativisme généralisés ont fait leur lit, un monde dans lequel les notions de réalité, de vérité et de progrès ont perdu tout sens, un monde qui a oscillé vers l'antiréalisme 6 dans ses différentes versions (herméneutique, postmodernisme, « tournant linguistique », populisme médiatique, constructivisme, etc.), un monde à refaire. Telle est la tâche de la philosophie : redonner à ce monde, une âme. Mais avant, il faut identifier la source du mal :

  • Par la science, l’humanité est parvenue à maitriser le monde extérieur. La science permet de reculer en effet, les frontières de l’ignorance par l’élimination des contingences dans l’ordre des choses, ouvrant par-là la voie à l’invention. Mais, en même temps, la science rend l’homme et les nations puissants. Elle devient donc facteur de hiérarchisation et de division des peuples et des nations.
  • De plus, dans leur souci d’expliquer l’homme, les technosciences ont introduit une mutation le destituant de son statut d’exception. Les métaphysiciens en avaient effectivement fait une exception, du fait de sa liberté, de son imprévisibilité et de sa duplicité. L’homme n’est plus l’être pour soi de Sartre et des métaphysiciens. Les sciences humaines, les sciences biomédicales, la biologie moléculaire, la génétique, les sciences cognitives, les neurosciences, etc., ont abandonné l’exceptionnalité et la supériorité de l’homme, son caractère sacré, pour n’en faire qu’une « simple machine cellulaire. Elles prétendent même déchiffrer le « mystère de la conscience »7.
  • L’essentiel de l’homme réside désormais dans la matérialité de son existence et de son personnage : avoirs, signes extérieurs, évènements, jeux et plaisirs. On peut manipuler le corps et l’esprit qui apparaissent désormais comme une marchandise sur laquelle peuvent se pratiquer les déviances et autres pratiques contre-nature (homosexualité, zoophilie, pédophilie, etc.)
  • L’homme n’est plus cet être pour autrui. Il a trouvé d’autres compagnons : les objets techniques. Il est un simple être vivant, une valeur marchande et un être technologiquement possible (transhumanisme). La source du mal, la voilà : la banalisation de l'homme.

Les contours d’un humanisme à l’ère des technosciences

Que peut la philosophie devant cette situation ? Après avoir répondu à une question préliminaire : « avons-nous raison de croire en l’homme et en sa singularité ? », la philosophie peut tracer les contours d’un humanisme à l’ère des technosciences. D’où un triple combat :

  • Un combat personnaliste dont la visée est de revaloriser la personne humaine.
  • Un combat écologiste dont l’objectif est de réconcilier l’homme avec la nature.
  • Un combat africaniste d’adaptation aux mutations du monde contemporain visant à enraciner et récupérer les éléments fécondants de notre culture que sont la famille, la solidarité, la réconciliation, le respect de l’autorité, le respect de la vie, le sens du sacré, la religiosité, etc.

En conséquence, il faut poser les bases d’un « humanisme de la restauration » de ce que les technosciences nous ont fait perdre. Pour cet humanisme il est vital de donner aux technosciences des accompagnements : le droit, l’éthique, la spiritualité, la culture. Cet humanisme de la restauration se double d’un africanisme mesuré, africanisme dont la pertinence ne nous échappe pas, nous qui sommes en quête de renaissance et qui devons savoir maitriser les ardeurs du mouvement de retour aux racines égyptiennes de la civilisation africaine. Si en effet, il est question pour nous africains d’aller à la recherche de nous-mêmes, cette recherche doit être encadrée par un double souci :

  • Le souci senghorien de savoir ce que le noir peut apporter dans le rendez-vous du donner et du recevoir.
  • Le souci césairien de ne nous perdre ni dans une « ségrégation murée dans le particulier » ni dans la « dilution dans l’universel ».

L’exigence de restauration ne s’arrête pas là. On la retrouve dans le traitement des éléments de notre culture d’Africains. Dans « Symbolisme et philosophie : essai sur le proverbe »8, l’obsession des repère et l’exigence de la restauration qui en découle prennent la forme d’une interrogation liminaire :

Question : Pouvons-nous aujourd’hui, dans notre besoin de philosopher, opter pour d’autres styles de discours, précisément, reprendre le style proverbial, sans courir le risque d’une mutilation, d’un abandon ou d’une trahison de la philosophie ?
Réponse : Le proverbe est une certaine façon d’exprimer la condition humaine. Nul ne peut établir que philosopher par le recours au langage proverbial soit inutile, impossible ou suicidaire. La proverbialisation ne signifie pas simple reformulation.

Avec Platon, la philosophie s’est organisée et s’est articulée par la voie de la démonstration et de la discipline du concept. En effet, c’est par réaction contre la poésie et l’art, contre le langage des formes et le symbole, que Socrate a fondé la philosophie occidentale. Dans cette attitude, « ce qui assure la validité d’une connaissance, c’est moins le résultat des réflexions que les démarches grâce auxquelles on y est parvenu. Malgré le fait que les philosophes, y compris ceux dont l’autorité en la matière ne souffre d’aucune conteste, se soient servis de genres variés pour exprimer leur pensée (dialogues, méditations, essais, sentences, aphorismes, maximes, conférences, diatribes), l’opinion est restée très répandue que la rationalité ne peut s’exprimer que par l’accès au concept. Manga Bihina voit dans cette attitude un formalisme dont la validité tient à la rigueur et à la cohérence des raisons et des preuves qu’elle aligne. Il faut bien, en effet, écrit-il, remonter à Nietzsche pour voir s’amorcer un retour vers ce que l’entreprise socratique avait cru nécessaire d’abandonner, au nom de l’objectivité. En dépit de ce retour, le débat sur la philosophie africaine va se cristalliser autour du projet socratique. Francis Crahay 9 invoque le « décollage conceptuel » ou l’entrée dans « l’âge de la réflexion achevée, critique, autocritique et constructive » par l’abandon du mythe et de la conscience qui en résulte, comme condition de l’existence d’une philosophie bantoue.

Njoh Mouelle souligne la pauvreté spéculative et théorique du proverbe qui en fait une forme de langage incapable d’atteindre le niveau d’abstraction et la profondeur caractéristiques de la démarche philosophique (Proverbes = raccourcis + routine + conformisme). Ce qui est reproché au proverbe, c’est essentiellement le fait qu’il est le produit d’une culture populaire où il sert à véhiculer des préceptes moraux et des idées résultant de l’observation et de l’expérience. Selon notre auteur, une étude systématique et pluridisciplinaire du proverbe permettra de mettre en évidence ses mécanismes, sa structure et les différents procédés qui y sont utilisés pour énoncer ou établir des vérités, fussent-elles simplement celles de l’observation (Proverbe = pensée symbolique et non plus conceptuelle = logique du symbolique). Le logicien et le philosophe du langage découvrent dans cette foulée les trois instances fondatrices du proverbe : l’instance théorique ou objective, l’instance poétique ou subjective et l’instance logique ou symbolique.

La pensée africaine face à ses mythes

Comme nous venons de le relever, l’humanisme de la restauration se double d’un africanisme mesuré. Car, l’exigence de restauration, nous la retrouvons dans la question du statut de l’ethnophilosophie. Pour la critique, l’ethnophilosophie n’est qu’une apologie suspecte des valeurs des civilisations africaines, qui débouche sur l’affirmation tout aussi contestable, d’une pensée africaine spécifique quant à sa nature, quant à la logique qui l’anime et quant à ses manifestations. L’ethnophilosophie s’inscrit pourtant dans une problématique d’ensemble qui est celle de la pensée africaniste, qu’on ne peut véritablement comprendre qu’en la resituant dans son contexte et sa nécessité. Pour ce faire, il faut partir de l’hypothèse que dans toute philosophie, il y a comme un projet, une intention profonde qui la singularise.

La philosophie, comme le disait Gaston Bachelard, ne se fait point en toute innocence et « un système philosophique ne doit pas être utilisé à d’autres fins que les fins qu’il s’assigne. La plus grande faute contre l’esprit philosophique serait précisément de ne pas connaitre cette finalité intime, cette finalité spirituelle qui donne vie, force et clarté à un système philosophique. » 10 La philosophie africaine peut ainsi revêtir un visage particulier en raison de ce qu’elle est quête de solutions appropriées aux problèmes qui traversent l’Afrique. Si les solutions habituelles (interventions techniques, planifications économiques et rationalisation de la vie) sont profondes et pertinentes, il est « puéril et rêveur de s’y installer obstinément et exclusivement » 11 :

Il nous semble que le vrai problème de l’Afrique, c’est celui de son développement. Le développement entendu non comme l’ambition de devenir autre – à l’image de la grenouille en face du bœuf – mais comme la possibilité historique de devenir toujours soi-même. Cette conception du développement signifie qu’il n’y a de développement que dans une perspective humaine. Penser le développement, c’est penser à l’émancipation de l’homme, aux conditions à la fois et toutes ensemble, matérielles, structurelles, historiques et spirituelles qui le permettent. C’est plus qu’établir et déterminer les rapports entre les États 12.

Continuant sa réflexion notre auteur se demande qu’est-ce même qu’une décolonisation sans hommes pour la penser et l’alimenter si la décolonisation est une renaissance continuelle à soi ? Qu’est-ce qu’un développement où le peuple abdique sa personnalité ? L’ethnophilosophie part d’un contexte et émerge d’un projet. Ne pas en tenir compte l’installe dans une transcendance et un anonymat qui contient le risque de la réduire à une pure spéculation. Tout le débat sur l’ethnophilosophie a ainsi tourné autour de « l’erreur de l’occident » : le fait de s’être attribué le monopole et le privilège de la philosophie. Les productions philosophiques qui animent cette erreur ont trop longtemps stagné sur des mythes et des querelles. Les mythes, pour ne s’en tenir qu’à eux ici :

  • Le mythe de la « philosophie-étalon » dont « on trouverait les racines, l’esprit la méthode dans une tradition déjà millénaire et d’œuvres ayant déjà fourni la preuve de leur universalité »13.
  • Le mythe de « la vertu curative, libératrice, transformatrice et démiurgique des seuls intellectuels militants, engagés et révolutionnaires dont les réflexions seraient ouvertes sur les problèmes actuels de décolonisation et du développement 14».
  • Le mythe de la rationalité dont la maitrise et l’intégration par nous, forts de ces deux ailes que sont la science et la philosophie suffiraient à modeler notre puissance et à dessiner les lignes de notre promotion.
  • Le mythe de la foi optimiste à la bonne volonté de l’homme d’être à même de se libérer spontanément ou simplement, par lui-même, de ses élans naturels, de ses habitudes et de ses intérêts pour une transformation plus grande de sa conscience, de son être dans le monde.
  • Le mythe de la spécificité des peuples et des faits de culture, preuve de la différence entre les hommes et de la diversité des histoires et des civilisations.

Antoine Manga Bihina et notre actualité

Ce qui fait le charme de la pensée de cet auteur, c’est la lucidité et le sens de la nuance dont il fait preuve dans ses prises de positions. Ces qualités donnent à ses analyses une finesse et une densité rares. Ce faisant, il montre que l’Afrique ne saurait se contenter, ni d’analyses et de théorie importées, ni de solutions pensées dans un moule universalisant, qui en revêtant les oripeaux de la science, n’est sensible ni aux spécificités spatio-temporelles, ni aux mutations actuellement en cours en Afrique. Parlant précisément de mutations, il n’est un secret pour personne que notre continent est actuellement en pleine ébullition. Profitant du développement et de la propagation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, des mouvements dits citoyens poussent partout en Afrique pour « défendre la démocratie », promouvoir le panafricanisme, et l’authenticité africaine puis libérer l’Afrique du néocolonialisme néolibéral. Dans les anciennes colonies françaises, ces mouvements sont couplés à un rejet violent de la France et de sa politique d’influence. De façon générale, nous assistons à une remise en cause de la gouvernance actuelle des pays africains. Pour le philosophe Amadou Sadjo Barry, les Etats africains sont gouvernés par procuration et par extraversion. Par procuration, il faut entendre le fait que les gouvernements africains passent, pour gérer les questions sensibles telles que la justice sociale, la santé et la sécurité, par l’intermédiaire de la communauté internationale ou des politiques d’aide au développement des gouvernements occidentaux.

L’extraversion quant à elle, consiste dans le fait de solliciter constamment l’aide extérieure : c’est une forme de gouvernance tournée exclusivement vers le soutien des pays riches. Ce philosophe nous livre ces analyses dans une tribune publiée le 16 février 2020 dans Le Monde Afrique 15, dans laquelle il constate que dans la grande majorité des pays d’Afrique, le droit à l’autodétermination des peuples, autour duquel s’est mobilisé le mouvement des indépendances, n’a pas affranchi les structures de la gouvernance de l’imaginaire colonial. Plus de soixante ans après les indépendances, la précarisation, la violence et la domination structurent toujours le rapport entre les États et leurs populations. Selon cet auteur, cet état des choses confine les États dans une inefficacité structurelle et normative, mais surtout érige la procuration et l’extraversion comme les modalités privilégiées de l’exercice de la souveraineté.

Le foisonnement d’idées auquel nous assistons a transformé notre espace politique, social et médiatique en véritable champ de bataille dans lequel s’affrontent le vrai, le faux et le vraisemblable. Certains n’hésitent pas à parler de « jungle géopolitique et géostratégique internationale »16. Unis par une intention commune, œuvrer pour l’autonomie des pays africains et des africains, les différents camps qui se sont formés ne s’entendent pas nécessairement sur l’analyse des situations, le sens des mots, la nature des problèmes et la portée des solutions proposées. En effet, le développement d’internet et des réseaux sociaux a eu pour conséquence, entre autres, la libération de la parole et la restructuration du champ politique et social en favorisant l’expression des couches les plus défavorisées. En même temps, cependant, il a renforcé le pouvoir de manipulation des consciences par la déformation des faits, la propagation des fake news et la tribalisation du débat public. Chaque camp, en qualifiant les autres de dictateurs, les soupçonne de trahison et de collusion avec le grand méchant loup. Certains analystes considèrent qu’il est urgent de passer à l’action en se détournant des débats stériles et paralysants :

Les autoroutes de l’information de notre village planétaire, où s’entremêlent le local et le global à la vitesse de la lumière, aidant, la jeunesse africaine d’aujourd’hui dans une large mesure est de plus en plus consciente des jeux et des enjeux géopolitiques et géostratégiques qui sous-tendent la pensée et les actions des global players de la scène politique et économique internationale. Il n’est plus besoin de philosopher ; il s’agit davantage de passer à l’action ; il faut laisser un tant soit peu le panafricanisme purement lyrique et angélique là où il est et passer à l’action 17.*

C’est ici que nous voyons la pertinence du mode de philosopher que nous a légué Antoine Manga Bihina. En effet, n’est-il pas vrai, comme l’écrivait déjà Nkrumah dans Le consciencisme, que « la pratique sans théorie est aveugle ; la théorie sans pratique est vide » ? Si oui, nous avons grand besoin de faire le point et de d’analyser la pertinence, les tenants et les aboutissants de bon nombre de concepts qui sont jetés dans le débat aujourd’hui : démocratie, afropolitanisme, démocratie substantielle, modèle de démocratie propre à l’Afrique, panafricanisme, renaissance africaine, etc.

1« L’engagement philosophique », Actes du Colloque de Philosophie de l’École Normale supérieure de Yaoundé du 4-8 avril 1983, communication présentée le 07 avril 1983 ; Annales de la Faculté des lettres et Sciences Humaines, Série Sciences Humaines, Vol 1, n°2, juillet 1985, pp. 77-90, p. 82.
2 « Philosopher au présent », Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines ; Nouvelle série, vol 1, N°2, 1998, pp. 127-142.
3 Op cit.
4 Op cit.
5 « L’humanisme à l’ère de la technoscience », Université de Bangui, le 31 juillet 2009.
6 Voir Maurizio Ferraris, Manifesto of New Realism, Translated by Sarah De Sanctis, Foreword by Graham Harman, Suny Press, 2012, State University of New York, 2014.
7 John R. Searle, The Mystery of Consciousness, New York Review Book, 1997.
8 « Symbolisme et philosophie : essai sur le proverbe », École normale supérieure de Yaoundé, 1983.
9 Conférence de 1963.
10 Gaston Bachelard, La philosophie du non, cité p. 164.
11 « Principes épistémologiques et enjeu de la pensée ethno-philosophique négro-africaine », Thèse de Doctorat 3ème cycle rédigée et soutenu sous la direction de Claude Bruaire, Université François Rabelais de Tours (France), 1975, p. 12.
12« Principes épistémologiques et enjeu de la pensée ethno-philosophique négro-africaine », Thèse de Doctorat 3ème cycle rédigée et soutenu sous la direction de Claude Bruaire, Université François Rabelais de Tours (France), 1975, p. 12.
13 P. 166.
14 P. 166.
15 « Si l’Afrique veut se décoloniser, elle doit sortir de la tutelle dans laquelle elle s’est installée.
16 Célestin Tagou, « Les quolibets d’Achille Mbembe à l’épreuve du panafricanisme en actes », Mutation du 20 septembre 2023.
17 Célestion Tagou, op cit.