1. Le naturalisme universel et son monde unique

Selon le naturalisme que j'appelle «universel», il n’y a qu'un seul monde: tout ce qui existe est naturel, ce qui ne signifie pas que tout ce qui existe est physique, comme le suppose le naturalisme traditionnel ou le physicalisme. Depuis le XIXe siècle et grâce aux progrès des sciences naturelles, la nature tend à être définie comme la réalité étudiée par ces sciences, et en particulier par la physique.

Sur le plan scientifique et épistémologique, on distingue plusieurs strates naturelles: mathématique, physique, chimique, biologique, psychique et socioculturelle. Or, la continuité de la nature, c'est-à-dire la continuité réelle, est la thèse principale du naturalisme universel, car sans elle, il y aurait plusieurs mondes, et pour nous, étant donné l'état actuel de notre conscience et de notre connaissance, l'énigme suprême de la nature, du monde réel et unique, est l'incompréhension de cette continuité. L'existence de véritables énigmes, comme celle qui nous occupe actuellement, met en évidence ce qu'il y a de plus extraordinaire dans la conscience humaine et dans nos systèmes de symboles, une propriété qui nous laisse perplexes: la possibilité de nous poser des questions rationnelles significatives, qui restent sans réponses rationnelles.

Le lecteur dira peut-être que l'énigme suprême n'est pas la continuité des strates naturelles, mais le sens de la vie, de notre propre existence humaine individuelle et consciente. Il existe toutefois une question encore plus profonde et sous-jacente à celle sur le sens de la vie: comment est-il possible de comprendre la continuité de l'émergence de la strate consciente dotée d'un système symbolique, d'un langage qui permet d'élaborer des expressions et de poser des questions comme celle sur le sens de la vie?

2. Une énigme réelle

«Énigme» a plusieurs synonymes dont les significations sont similaires sans être identiques. Dans le présent contexte, je la conçois comme une réalité que définitivement on ne réussit pas à comprendre. C'est pourquoi elle est plus profonde qu'un problème qui peut souvent être résolu et dont la solution peut être implicite dans son énoncé. Je considère également, dans cette réflexion, que l'énigme est une réalité que nous cherchons à comprendre nécessairement d'une façon rationnelle, raison pour laquelle elle n'équivaut ni à l'arcane ni au mystère, souvent acceptables dogmatiquement et religieusement. L'énigme qui nous occupe ici et maintenant est l'incompréhension de la relation continue entre les différentes strates naturelles mentionnées, une union réelle grâce à laquelle, disais-je, il y a une seule nature, un seul monde.

Dans notre cas, l'énigme est réelle car les étapes continues qui mènent de ce qui existe seulement en puissance dans une strate à ce qui est en acte dans une autre ne sont pas intelligibles (acte et puissance sont des concepts aristotéliciens que nous verrons tout à l'heure). Je conçois ici l'intelligibilité à l'ancienne: il s'agit du sentiment qui existe en nous lorsque nous comprenons quelque chose qui tient compte de notre expérience des entités et de leurs propriétés qualitatives. Ni les modernes ni nos contemporains ne conçoivent exactement ainsi le sentiment d'intelligibilité. Pour eux, l'intelligibilité tend à être idéaliste, elle dépend de notre invention de concepts et de catégories mentales, du succès du calcul et des prévisions quantitatives. Aristote nous amène à imaginer (du moins je le pense ainsi) que la matière-puissance est la réalité naturelle la plus profonde à partir de laquelle il est possible d'essayer de comprendre l'unité continue de la nature.

3. Idée de la continuité selon quelques concepts aristotéliciens

L'une des premières conditions qui nous vient à l'esprit lorsque nous disons que deux choses sont continues est de penser qu'il y a un rapport entre elles. Il s'agit en effet d'une condition nécessaire mais non suffisante pour la continuité. Deux choses peuvent ainsi avoir une relation entre elles sans être continues. La relation entre deux choses continues implique leur union, ce qui implique, à son tour, comme l'a établi Aristote dans la Physique, que leurs limites respectives ne sont pas seulement en contact, au même endroit, mais qu'elles se confondent.

Selon cette définition, toute entité discrète, comme un point mathématique, n'ayant pas de limites qui se confondent avec les limites de quelque chose de son environnement, est discontinue. En gardant cela à l'esprit, nous pouvons en déduire que les relations continues entre les strates naturelles, responsables du fait qu'il n'existe qu'une seule réalité, existent parce que ces strates sont constituées d'entités continues, c'est-à-dire d'entités dont les limites se confondent. Mais si deux ou plusieurs entités ont des limites qui se confondent, cela signifie qu'il n'y a pas deux ou plusieurs entités, mais une seule.

S'il y a continuité entre le cerveau physique-chimique-biologique et la conscience, il n'y a pas, en réalité, plusieurs entités, mais une seule. La multiplicité épistémologique, dans la mesure où il n'y a pas de trait d'union entre les noms des sciences, si sa pluralité est définitive, reflète notre manque de connaissance de l'unité réelle. L'objectif principal de notre multiplicité épistémologique, loin d'être atteint pour l'instant, est de rendre compte et de refléter l'unité de la réalité.

4. La puissance, avant de s’actualiser, est inconnaissable

En utilisant les concepts aristotéliciens d'acte et de puissance, nous pouvons dire aujourd'hui que la conscience vécue dans l'acte est en puissance dans la strate biologique, et que ce qui est en acte dans le biologique est en puissance dans les strates chimique et physique. Les pas continus ne vont pas seulement dans un sens unique, allant du physique-chimique au biologique, mental et social. Ils vont également dans le sens inverse: le psychosocial et le culturel ont des conséquences favorables ou défavorables sur les composants biologiques, chimiques et physiques de l'organisme.

Temporairement, une entité, par exemple la conscience, avant d'exister en acte, est en puissance. La matière-puissance (appelons-la ainsi, comme Aristote) est la capacité ou le pouvoir qu'a quelque chose de produire un changement dans autre chose, ou bien, plus réellement et plus intéressant encore, la capacité de produire un changement en soi-même. Or, étant donné que pour connaître un objet, celui-ci doit exister dans l'acte, les potentialités ne sont pas connaissables avant leur actualisation. Une personne est un musicien potentiel si elle sait composer ou interpréter une pièce musicale. Il s'agit là d'un point capital, essentiel: la matière-puissance seule, avant de s'actualiser, est incompréhensible, inconnaissable, et de ce fait, nous ne pouvons comprendre la continuité qui existe entre les choses naturelles avant que les résultats ne soient en acte. Il s'agit là d'un fait majeur qui contribue au caractère énigmatique de la continuité naturelle.

5. L’énigme suprême est, finalement, l’incompréhension de la continuité de la matière-puissance

Les réalités fondamentales de la nature, inspirées de l'aristotélisme, sont la matière-puissance, l'espace, le mouvement, le temps et la causalité. La matière-puissance, comme nous l'avons vu, est la substance ultime présente dans tout ce qui existe. Pour cette raison je pense, pour ma part, que la continuité de la matière-puissance est le fondement ultime de la continuité de l'espace, du mouvement, du temps et de la causalité. D'autre part, selon Aristote, le continuum fondamental, essentiel, est celui de l'espace. L'existence de ce que nous appelons aujourd'hui l'espace — Aristote parlait plutôt de lieu —, compte tenu de sa continuité, est le fondement de la continuité du mouvement. Et attendu que le temps présuppose le mouvement, la continuité du mouvement fonde celle du temps. Enfin, de tout ce qui précède émerge la continuité de la causalité.

Étant donné que depuis l'époque moderne, en physique, on ne parle plus de matière-puissance ou de matière première, mais plutôt de corpuscules, d'atomes, de force, d'énergie, de champ, et que la physique quantique revêt aujourd'hui une telle importance, on pourrait penser que l'énigme philosophique de la continuité de la nature n'a plus de sens, ce qui n'est pas le cas. Il convient de noter, par exemple, que la description par la mécanique quantique des particules fondamentales tend à obscurcir une série de distinctions qui sont encore considérées cruciales, par exemple la distinction entre la matière et son énergie, entre les particules et les forces. La mécanique quantique, du moins pour l'instant, ne clarifie pas les idées. Selon cette science, il semblerait que la réalité naturelle est finalement à la fois discontinue et continue.

En somme, nous avons vu que dans le contexte du naturalisme universel, dont la thèse centrale est l'affirmation selon laquelle tout ce qui est réel est naturel et qu'il n'existe qu'un seul monde, l'énigme suprême est l'incompréhension de la continuité de la matière puissance, incompréhension qui rend impossible la compréhension de la continuité réelle entre les strates épistémologiquement distinguables.