Qu’est-ce que la rationalité ? Cette notion est présentée par Stathis Psillos (2007, pp. 209-210) comme un concept normatif qui caractérise nos croyances et nos actions. Sur le plan épistémique ou cognitif (celui de la rationalité des croyance), Psillos rattache cette notion à ce qui justifie, c’est-à-dire, aux raisons qui supportent ce que l’on croit et à la fiabilité de la démarche intellectuelle. Une croyance est rationnelle lorsque d’une part, elle est supportée par des raisons et particulièrement, par des raisons qui la rendent conforme à la vérité, et d’autre part, lorsqu’elle est produite par des méthodes fiables, c’est-à-dire, par des méthodes qui garantissent l’accès aux vérités. Le recours aux raisons implique que l’attribution de la rationalité à une croyance revient à reconnaitre une vertu cognitive à ce sur quoi elle porte : l’objet de la croyance est rationnel parce qu’il est conforme aux raisons. L’appel à la fiabilité implique que l’attribution de la rationalité à une croyance revient à reconnaitre une propriété objective à une méthode ou à un processus cognitif : l’objet de la croyance doit avoir des raisons pour que la méthode ou le processus cognitif qu’il suit soit digne de confiance.

Raisons et fiabilité sont donc complémentaires pour définir ce qui est rationnel au plan épistémique. Comme le disait Robert Nozick (1993), des raisons sans fiabilité sont vides et la fiabilité sans raisons semble aveugle. La rationalité épistémique, peut-on dire en conséquence, commence et s’achève dans la cohérence, ce qui n’est pas le cas avec la rationalité pratique, dans laquelle la cohérence se voit complétée par le but recherché par l’action. Sur le plan pratique, en effet, la rationalité des actions relève d’une conception purement instrumentale : elle est considérée sous le schéma de l’adéquation des moyens à la fin. L’action rationnelle consiste dans le fait d’adopter la meilleure stratégie pour atteindre une fin donnée. La rationalité devient orientée par des buts, mais ces buts eux-mêmes sont considérés comme se situant au-delà de l’adjudication rationnelle. Cette conception purement instrumentale de la rationalité peut également être attribuée à la rationalité des croyances. On dira alors que le but vers lequel une croyance rationnelle est orientée est la vérité (ou toute autre vertu cognitive). Mais, relève Psillos, ceci n’est vrai que dans une certaine mesure, parce que la rationalité d’une croyance est aussi une fonction de la relation épistémique qui existe entre l’expérience et la croyance dont elle est le substrat, et en conséquence, une fonction de la solidité des méthodes qui produisent et soutiennent cette croyance. C’est en ce sens que la rationalité scientifique est étroitement associée à sa méthode et à sa justification.

Notre propos dans ce qui suit est de voir quel traitement le Professeur Kenmogne 1 réserve à la question de la rationalité dans Maladies paranormales et rationalités 2. Certes ce débat n’est pas central dans ce livre qui comme l’indique le sous-titre se veut une « Contribution à l’épistémologie de la santé », mais les considérations relatives à cette question constituent une des prémisses essentielles de la pensée qui y est exposée.

Les « maladies paranormales » selon E. Kenmogne

Transversalité de l’idée de pluralisme et problématique des maladies paranormales

Une des notions fondamentales de l’ouvrage du Professeur Émile Kenmogne est l’idée de pluralisme. Elle traverse en effet le texte de manière transversale et nous la retrouvons à plusieurs niveaux. Nous avons :

  • Le pluralisme des rationalités.
  • Le pluralisme dans la conception du composé humain.
  • Le pluralisme des systèmes thérapeutiques.
  • Le pluralisme des facteurs de guérison ou syncrétisme thérapeutique.

Si ces divers pluralismes s’interpellent mutuellement, l’auteur choisit de mettre les deux derniers au centre de sa réflexion. En effet, comme l’indique son sous-titre, l’ouvrage se veut une « contribution à l’épistémologie de la santé ». Mais le concept de santé n’est pas abordé ici en relation avec les maladies traitées par le médecin officiant dans nos formations hospitalières, conçues sur le modèle des sciences physico-chimiques et psycho-biologiques. Le concept est plutôt pris dans sa relation avec ce que l’auteur dénomme « maladies paranormales ». Or, le simple fait d’admettre l’existence ou simplement la possibilité de l’existence des maladies de ce type nous conduit tout naturellement au débat relatif à la sorcellerie et en général aux phénomènes paranormaux, à leur réalité et à leur connaissabilité. Le Professeur Kenmogne adopte à ce sujet, le « réalisme » et « la méthode ontothéologique » d’un de ses devanciers, Meinrad Pierre Hebga, pour qui la sorcellerie existe ; elle est la manifestation des conflits et des rapports de force souterrains. Le sorcier apparait dans cette position comme une personne habitée, parfois à son insu, par un pouvoir maléfique qui le pousse à faire du mal aux autres. Bien que M. P. Hebga déclare avec prudence dans son texte de 1998 (La rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, pp. 4-12), que son essai ne vise pas à établir la vérité objective des phénomènes paranormaux mais plutôt à établir la cohérence logique du discours africain sur ces phénomènes, il finit par reconnaitre que son entreprise revient à dégager la possibilité théorique ou conceptuelle de ce type de phénomènes, ne serait-ce qu’en les considérant individuellement. De fait, la description que cet auteur fait de certains de ces phénomènes, dans l’ouvrage que nous venons de citer, comme dans les autres consacrés à ce sujet 3, ne laisse aucune ambiguïté sur sa conviction profonde quant à leur réalité 4.

Pour le Professeur Kenmogne, la question n’est donc plus tant de défendre ou de justifier son adhésion au réalisme des phénomènes paranormaux, que de s’en servir comme base pour s’attaquer directement à la problématique des soins thérapeutiques efficaces face aux conséquences morbides de ces phénomènes. En conséquence, l’existence des phénomènes paranormaux n’est pas justifiée théoriquement, mais ces phénomènes sont abordés comme des « faits », c’est-à-dire, comme une réalité palpable, qui implique des personnes dont la souffrance n’est ni alléguée ni récusable. Du coup, la problématique devient celle de savoir comment alléger cette souffrance. Le premier problème qu’il faut résoudre dans ce contexte est celui de la caractérisation de ce type de maladies, réputées irrationnelles, parce qu’échappant aux systèmes nosologiques et étiologiques de la médecine scientifique. C’est à cette première tâche que se consacre le premier chapitre de l’ouvrage. Intitulé « Problématique de l’identification et des soins en maladies paranormales », ce chapitre adopte une « approche pratique » (p. 39), c’est-à-dire une approche qui se concentre sur la question des soins thérapeutiques à réserver à ces maladies d’un autre genre, laissant provisoirement de côté l’approche « théorique » ou « épistémologique » (pp. 39-40). Le but, nous dit encore l’auteur, est de montrer que la question des soins appropriés à ce type de maladies « mérite non seulement l’attention des chercheurs, mais pourrait bien faire l’objet de programmes d’investigations scientifiques selon des méthodes parfaitement élaborées » (p. 47).

Maladies paranormales et schémas thérapeutiques

Mais avant, comment reconnaitre ou identifier les maladies paranormales ? Elles relèvent, nous dit l’auteur, d’un type de « pathologie subjectivement perçue et clairement déclarée par un patient, aux effets plus ou moins objectivement observables par un tiers » (p. 40). Il s’agit, ajoute-t-il, en se référant au texte de Meinrad Pierre Hebga, d’une « manifestation somatique ou psychique d’un aspect du vaste domaine des phénomènes dits paranormaux » (p. 41). Par cette expression, il faut entendre des phénomènes tels que la mémoire prodigieuse, la xénoglossie (capacité de parler ou de comprendre des langues non apprises), les apparitions de mourants, les ectoplasmes (projections fantomatiques à partir de corps vivants), la multilocation d’un individu, la lévitation, l’action à distance, la psychotronique et la zoanthropie ou métamorphose d’hommes en animaux (Hebga, 1998, p. 3).

Selon E. Kenmogne, deux indices permettent de reconnaitre les maladies paranormales :

  • Ce sont des pathologies qui n’obéissent à aucune explication d’ordre physique, biologique ou psychologique connus et qui échappent, de ce fait, au diagnostic de l’institution hospitalière.
  • Ce sont ensuite des maladies dont les effets peuvent se laisser exprimer dans le langage de la médecine hospitalière, mais qui résistent aux procédés curatifs de cette dernière.

Toutes les maladies paranormales ne se définissent pas par la conjonction de ces deux critères. Autrement dit, il n’est pas nécessaire que les deux critères soient réunis pour reconnaitre une maladie paranormale. La survenance de l’un des deux est déjà suffisante pour définir la maladie paranormale. Afin de résoudre la problématique des soins thérapeutiques adaptés à ces maladies, qui exigent une étiologie toute particulière, notre auteur nous invite à nous détourner du réductionnisme ou pour reprendre ses propres mots, à « sortir du paradigme de la simplicité » (p. 48), à relativiser la notion de soins par « la prise au sérieux de la parole et du vécu du patient » (idem) et à introduire d’autres formes de rationalité (page 29) 5. C’est alors que se dévoilent pour le lecteur quatre schémas thérapeutiques associés à un nombre égal de rationalités :

  • Le schéma thérapeutique 0 correspond à la « rationalité organiciste » (p. 48), qui couvre les domaines de la médecine conventionnelle, des médecines alternatives et de la psychiatrie. Cette rationalité et la structure thérapeutique qui lui est attachée s’appuient, selon l’auteur, sur une anthropologie mécaniste, celle inspirée de la théorie de « l’animal-machine » de Descartes. Ici, la maladie est toujours liée au dysfonctionnement d’un organe. La thérapie consiste alors à repérer l’organe responsable du malaise et à appliquer la réparation. En un mot, ce schéma ne concerne que les maladies dites « normales ».
  • Le schéma thérapeutique 1 correspond à la « rationalité psychique » (p. 49) et couvre le domaine de la « psycho-logie » (idem). Il s’agit ici du premier degré des maladies paranormales, celui qui se fonde sur les croyances et la peur. Ces maladies ne relèvent pas, nous dit encore l’auteur, d’une attaque mystique au sens propre, mais des convictions du malade qui se croit la victime d’une attaque. Les approches psychothérapeutique et ethnopsychiatrique de Tobie Nathan et d’Éric de Rosny lui apparaissent comme parfaitement adaptées à ce type d’affections.
  • Le schéma thérapeutique 2 correspond à la « rationalité sociale » (p. 50) et couvre le domaine de la « socio-logie » (idem). Nous avons affaire au deuxième degré des maladies paranormales. On peut dire que c’est ici que commence à proprement parler la maladie paranormale. Ici, les pathologies résultent des conflits sociaux réels que les acteurs déplacent à un niveau symbolique. Ici, on peut, comme le fait ailleurs Geoffrey Parrinder (1970), rattacher la sorcellerie à ses conditions sociales d’émergence et à sa fonction sociale 6. La thérapie s’adresse dans ce contexte non pas seulement à l’individu malade, mais au corps social dans son ensemble (approche globale).
  • Le schéma thérapeutique 3 correspond à la « rationalité spirito-réaliste » (p. 52) et couvre le domaine de la « spirito-logie réaliste » (idem). C’est le dernier stade des maladies paranormales, constitué de pathologies se justifiant par l’existence effective d’un « monde invisible peuplé d’êtres spirituels intentionnés » (idem).

Pluralisme et syncrétisme thérapeutique

Le recours à ce pluralisme rationnel conduit notre auteur à un autre pluralisme, qui va prendre corps dans deux idées défendues dans le deuxième chapitre : le « pluralisme systémique en matière thérapeutique » (p. 59) et le « syncrétisme thérapeutique » (p. 60). Ces deux idées vont de pair. Elles signifient dans un premier temps qu’il faut distinguer et reconnaitre plusieurs systèmes thérapeutiques, à ne pas confondre avec les systèmes médicaux (p. 61) 7:

  • La médecine conventionnelle.
  • La tradithérapie.
  • La prière thérapeutique.

Les deux dernières citées sont celles dans lesquelles il est possible de prendre en compte les maladies paranormales, dans la mesure où elles sont compatibles avec le schéma pluraliste du composé humain de M. P. Hebga. Chacun de ces systèmes fonctionne de manière autonome, d’où l’évocation d’une situation de concurrence entre eux. Ces idées signifient ensuite le fait que chez bon nombre de patients qui pratiquent ces différents systèmes, il est difficile voire impossible, de savoir ce qui guérit. L’auteur en vient à parler de la « problématique du facteur guérissant » (p. 69) comme le pendant de « l’indéterminabilité absolue de la bonne santé, de la maladie et de la guérison ». L’adepte du syncrétisme thérapeutique qui ressort guéri d’une maladie, admet forcement la possibilité de la pluralité, c’est-à-dire, de la conjonction de plusieurs facteurs de la guérison, issus de systèmes thérapeutiques différents. La maladie est, dans ce sens, l’idée que l’on se fait de la bonne santé à laquelle se greffe quelque chose de nocif. Ce qui est nocif pouvant provenir des plans de la réalité qui se situent au-delà de notre dimension quotidienne. Il faut, en d’autres termes, entendre par guérison, non seulement le retour de la forme physique et mentale, mais également de la concorde sociale et du bien-être au regard de Dieu. L’appel au pluralisme de la rationalité se double dès lors d’un appel à la relativisation des notions de santé, de maladie et de guérison. Cette attitude nouvelle face à la maladie appelle également ce que l’auteur nomme une « normalisation du syncrétisme » (p. 71), c’est-à-dire un changement d’attitude par lequel les différents systèmes thérapeutiques répertoriés plus haut, au lieu de se poser en systèmes concurrents, se comprendraient sous le signe de la complémentarité. Le professeur Kenmogne introduit ici la notion de clinique syncrétique, pour désigner une démarche dans laquelle les différentes approches des soins pourraient collaborer.

Pluralisme des rationalités, relativisme et hiérarchisation

Naturalité et connaissabilité des phénomènes de sorcellerie

Comme on l’a relevé plus haut, le fondement de la philosophie de la santé d’Émile Kenmogne se trouve dans une métaphysique développée principalement par Pierre Meinrad Hebga et par Éric De Rosny, deux œuvres aux orientations différentes mais qui sont habilement rapprochées, afin d’esquisser une approche scientifique de la sorcellerie. Cette option sera confirmée par le troisième chapitre, annoncé comme le lieu de l’approfondissement de la dimension théorique des propos de l’auteur dans l’ouvrage. L’auteur y adopte une démarche empruntée à la méthode axiomatique. Le chapitre s’ouvre en effet sur un postulat, celui de « la naturalité du phénomène de la sorcellerie », pour arriver à la thèse de sa « connaissabilité ». L’idée est qu’une approche adéquate des phénomènes paranormaux permettra de les démystifier et d’en percevoir la cohérence interne. Si les phénomènes de sorcellerie sont considérés comme des phénomènes naturels et factuels, rien se s’oppose à en supposer la connaissabilité, ceci pour trois principales raisons :

  • Si la sorcellerie est réelle, c’est que nous avons tort de la considérer comme surnaturelle. Si elle est réelle (postulat de sa naturalité), il s’ensuit que l’hypothèse de son inconnaissabilité doit être abandonnée ;
  • Or précisément, la réalité de la sorcellerie n’est pas un simple postulat, parce que toute intelligence lucide est en mesure d’en observer les effets (p. 79). Et comme nous dit le principe de raison suffisante, il n’y a pas d’effet sans cause ;
  • La rationalité est plurielle. Autrement dit, le fait de ne pas observer de façon directe les causes de certains phénomènes n’est pas suffisant pour nous autoriser à conclure à leur inexistence. De même, si une certaine rationalité - par exemple, celle qui découle d’une approche purement empiriste - ne s’accommode pas avec ce type de phénomènes, cela n’en fait pas automatiquement des phénomènes irrationnels.

La méfiance que nous adoptons à l’égard de la sorcellerie est, en définitive, la conséquence de notre incapacité à faire une expérience directe de ce type de phénomènes et de l’ignorance qui en découle. Nous sommes, face à la sorcellerie, comme les utilisateurs d’un téléphone sans fil qui n’ont pas besoin d’en connaitre les mécanismes internes pour pouvoir s’en servir. Cette connaissance, le sorcier la possède et seul le caractère ésotérique de son savoir n’a pas favorisé son développement, son enrichissement et sa maitrise par un plus grand nombre. La sorcellerie, pour être comprise, demande une approche pluridisciplinaire qui repose sur le nécessaire dialogue de la science et de la « métaphysique » et sur le souci méthodologique d’ouverture d’esprit. Le dialogue entre science et « métaphysique » se réclame explicitement de la démarche bergsonienne :

Pour Bergson, inspirateur de Hebga, la métaphysique qui offrira les caractères d’une science incontestée commencera par ‘se mouler sur le contour des faits précis’ ; elle sera susceptible d’un progrès rectiligne et indéfini. Telle est la conviction qui l’habite le 2 mai 1901 quand il présente à la Société française de philosophie ses réflexions sur Le parallélisme psychophysique et la métaphysique positive (p. 94).

Le réalisme de principe à l’œuvre ici se fonde sur une approche méthodologique, le « réalisme méthodologique » ou « le pragmatisme de méthode », inspiré d’Henri Bergson dont le mot d’ordre est de partir « des choses vers les concepts et non des concepts vers les choses ». La démarche de la métaphysique positive s’opère à un double niveau :

  • Elle opère d’abord au niveau du « rapport phénoménologique du philosophe au réel et à l’expérience qui est la seule source de connaissance, et qui de ce fait doit être auscultée et suivie dans toutes ses sinuosités » (p. 95).
  • Elle opère ensuite au niveau du rapport épistémologique qui lie les philosophes et les chercheurs de différentes disciplines (interdisciplinarité) dans l’exigence de la confrontation des vues et des résultats obtenus.

L’application de cette méthode conduit Émile Kenmogne à l’idée d’une spiritologie qu’il définit comme la tentative de comprendre « la sorcellerie comme science et objet de connaissance » (p. 98). Comme on peut le voir dans le quatrième chapitre de l’ouvrage, qui est une retranscription de l’entretien que l’auteur a eu avec Adèle Van Reeth, en novembre 2014 en France, cette idée de spiritologie repose sur celle de rationalité plurielle. La rationalité scientifique, telle qu’elle s’est déployée jusqu’ici, ne permet pas encore de comprendre les phénomènes qui relèvent du paranormal. Répondant à la question relative au phénomène de possession collective rapporté par Denis-Pierre de Pédrals, notre philosophe explique l’intervention du tradipraticien, devant le capitaine, le médecin et les autres soldats médusés, comme la rencontre de deux rationalités. Il ne s’agit pas simplement de la rencontre de deux cultures, mais de deux manifestations différentes de la raison, cette faculté humaine universelle. Mais si la raison est unique, la rationalité est fonction du discours, mieux, elle est une application du sujet : « la rationalité est toujours celle d’un discours » (p. 104). Elle n’est pas une propriété des choses, mais une attribution qui relève de l’activité du sujet, dans la mesure où « c’est le sujet qui voit la rationalité ici ou là » (idem). « Ce n’est pas la culture en tant que telle, c’est la logique que l’homme projette dans les phénomènes pour les comprendre » (p. 105).

Invoquant l’invention des logiques non-euclidiennes, notre auteur affirme que la rationalité est une question « d’axiomatique, qui permet de décoder et de proposer des pistes de compréhension des réalités qui sont offertes » (idem). Avec les phénomènes paranormaux, la raison entre ainsi dans, une logique de l’invisible et change par la même occasion de lexique. Pour Émile Kenmogne, la logique c’est la « cohérence explicative d’ensemble qu’on invente » (p. 107). Elle découlerait de la compréhension et du discours. Pour bien comprendre la philosophie de la connaissance qui se déploie ici, il faut se rappeler de deux petites phrases léguées par deux grands philosophes allemands, et que le philosophe camerounais reprend. Il s’agit de la phrase de Kant, tirée de la Critique de la raison pure, dans laquelle il affirme que « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes » et de celle Hegel (1820) pour qui « tout ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel ».

L’idée de rationalité plurielle

Le concept de rationalité a été fortement valorisé au 17ème siècle par le philosophe René Descartes et le rationalisme puis au 18ème siècle, par la philosophie des Lumières, qui l'a opposé aux croyances et, de manière plus ou moins affichée, à la religion. L'importance de la raison a toujours été mise en avant en philosophie et dans les sciences. À l’encontre des allégations d’une certaine ethnologie, il est aujourd’hui admis que la raison n’est le monopole d’aucun groupe humain, ni d’aucune culture. Elle est, comme l’écrit Paulin Hountondji, un attribut universel de l’humanité :

« À part quelques idéologues qu’il vaut mieux ne pas essayer de convaincre, plus personne ne croit aujourd’hui sérieusement au monopole occidental de la raison ou, inversement, aux ravages d’une mentalité prélogique qui affecterait de manière incoercible l’humanité « primitive ». Les progrès de l’anthropologie culturelle ont fait justice, depuis plusieurs décennies, des préjugés les plus tenaces d’une ethnographie primaire qui voyait dans la rationalité occidentale l’unique modèle possible de la rationalité en général. » (Hountondji, 2007, p. 2).

Voilà résumé en quelques lignes le fruit d’une lente et douloureuse maturation. Jadis considérée comme le monopole de la civilisation occidentale et hypostasiée comme instance immuable, la raison s’est vue progressivement démythifiée. Il a d’abord fallu reconnaitre son historicité par opposition au postulat de la permanence et de l’immutabilité de ses principes. Considérée par Descartes comme un réservoir de connaissances, la raison devient avec Leibniz, « un système de règles formelles, auxquelles nous obéissons spontanément avant même d’en prendre conscience » (Blanché, 1973, p. 6). Cette transformation s’accomplie chez Kant qui considère la raison comme un pouvoir structurant qui s’exerce selon certaines normes et se déploie dans certains cadres. La raison ne se réduit pas aux seules lois de la logique mais les principes logiques demeurent la condition de toute pensée. Sous leur autorité fonctionnent d’autres principes organisateurs comme ceux de substance et de cause, dans les cadres de l’espace et du temps. Dans le même temps, Kant consacre la laïcisation de la raison qui se définie désormais sans référence à un entendement divin.

La science va remettre en question la « thèse de l’immutabilité et de l’absolue nécessité des principes directeurs de la connaissance » (Blanché, p. 8). L’espace et le temps euclidiens vont voler en éclat, la causalité devra s’ajuster à l’indéterminisme et la notion de permanence de la substance va prendre un coup avec l’évanouissement de la substance induite par la mécanique quantique. Les principes logiques eux-mêmes vont devoir affronter la complémentarité des concepts en physique quantique ou la récusation du principe du tiers exclu. Le coup le plus dur asséné à l’idée d’une unicité de la raison vient sans aucun doute du surgissement des logiques non classique, rendu possible par l’axiomatisation de la logique elle-même. En 1929, Lukasiewicz construit un système trivalent qui admet, entre le vrai et le faux, une tierce valeur. Ce faisant, il va ouvrir la voie à une floraison de systèmes trivalents, quadrivalents, n-valents. Le développement des sciences humaines et sociales viendra mettre en évidence le lien étroit qu’il y a entre la raison, la culture et les sociétés.

Force est de reconnaître, désormais, que la raison s’exprime de différentes façons d’une culture à l’autre ou d’une époque à l’autre au sein d’une même culture. Tel est le substrat de l’idée de rationalité plurielle et des débats qu’elle suscite et rationalités d’Émile Kenmogne 8. Une des questions qui se trouve au centre des discussions est celle de savoir si l’on doit admettre que ces formes d’expression sont irréductiblement plurielles, ou s’il existe, au contraire, la possibilité d’une rencontre qui garantirait, par-delà cette apparente diversité, l’unité de la raison humaine. La question est d’autant plus sensible que différents domaines de rationalité peuvent s’exclure. Par exemple, le colloque du S. I. H. S. P. A.I. 9, reconnait que la philosophie islamique et la théologie rationnelle (le kalam) ont développé des cosmologies et des systèmes d’argumentation concurrents. On le voit, deux tendances se dégagent ici : une tendance pluraliste, qui pose l’existence d’une pluralité irréductible de rationalités et une tendance universaliste qui admet, sous la diversité de manifestation, une seule et unique capacité humaine.

Dans son texte, le Professeur Kenmogne, en adoptant la tendance universaliste, appelle à l’introduction de nouvelles formes de rationalité pour rendre compte des phénomènes paranormaux, ou, à tout le moins, prendre en charge les maladies paranormales. Cette prise de position s’adosse sur un réalisme de principe et sur une approche pragmatique des phénomènes paranormaux, hérités du philosophe français, Henri Bergson, puis de sa fréquentation des textes de Meinrad Pierre Hebga ou Éric De Rosny. Seulement, le concept de rationalité plurielle, parce qu’il s’ouvre sur certains usages de l’irrationnel, expose au risque de sombrer soit dans le relativisme cognitif (l’idée d’une construction sociale des savoirs), soit dans l’idée, aujourd’hui surannée, d’une hiérarchisation des rationalités (l’idée de la supériorité de certaines rationalités sur celles qui sont prélogiques), base de la supériorité de certaines cultures sur d’autres.

Les risques du recours à l’irrationnel

L’irrationnel, nous dit Gilles Gaston Granger (1998) peut se concevoir sous trois modalités : l’obstacle, le recours et le renoncement. Comme obstacle, l’irrationnel se trouve dans le fait que le créateur d’une œuvre se voit contraint pour continuer son travail, d’effectuer des opérations impossibles, c’est-à-dire, interdites par les règles antérieurement applicables et appliquées, ou qui heurtent les croyances ou les savoirs, qu’il admet par ailleurs. De telle sorte que, si l’œuvre se poursuit, c’est sans que soit compris le succès de sa réalisation. L’irrationnel réside donc ici dans une certaine incapacité à concevoir la cohérence entre les présupposés ou les règles d’action dans le domaine de la connaissance ou de la technique, ou de la pratique morale et le déroulement effectif, réussi de cette action. Le moins que l’on puisse dire est que les phénomènes paranormaux sont le lieu par excellence de l’irrationnel, tel que nous le définissons ici. Sur le plan de l’action thérapeutique, il se manifeste dans ce que le Professeur Kenmogne appelle « l’indéterminabilité absolue de la bonne santé, de la maladie et de la guérison » (p. 60). L’irrationnel est la source du « syncrétisme thérapeutique » évoqué par l’auteur.

Le recours est un moyen indispensable pour résoudre un problème, pour obtenir des résultats valides, alors que ce moyen comporte des suppositions qui choquent le bon sens, la logique usuelle ou renient des théories déjà trop bien établies pour être rejetées sans dommage. C’est un détour inéluctable, mais accepté le plus souvent à regret comme un scandale de la raison. C’est dire que, si nous rejetons le relativisme évoqué plus haut, c’est en raison de ce que la pluralité des rationalités nous conduit d’une part vers une ressuscitation de l’idée répugnante d’une hiérarchie des rationalités, base d’une hiérarchie, celle des groupes sociaux et des « races ». D’autre part, la dangerosité de l’idée d’une construction sociale des savoirs tient au fait qu’elle est susceptible de ruiner le concept de rationalité en en faisant une simple production sociale : le paradoxe vient, dans ce cas, du fait qu’en admettant cette idée nous sommes obligés, dans un contexte marqué par le rejet de toute hiérarchisation, d’admettre l’irréductibilité et de postuler l’équivalence de ces diverses rationalités, ce qui nous conduit tout droit vers le relativisme généralisé. Il n’y aurait donc pas de rationalité qui vaille plus qu’une autre, ce qui induit un relativisme des vérités : toutes les vérités se valent. Elles dépendent soit de chaque individu (subjectivisme), soit de chaque groupe social (constructivisme social).
Nous tenons là ce que nous pouvons appeler avec le philosophe Maurizio Ferraris (2014) les deux dogmes du postmodernisme, à savoir que :

  • Toute réalité est socialement construite et infiniment manipulable ;
  • La vérité est une notion inutile car la solidarité est plus importante que l'objectivité.

Le « Nouveau réalisme » dont Ferraris nous expose le manifeste cherche à restituer le mouvement de la pensée qui, pendant le vingtième siècle, a oscillé vers l'antiréalisme dans ses différentes versions (herméneutique, postmodernisme, « tournant linguistique », populisme médiatique, constructivisme, etc.). En proclamant la fin des idéologies, c’est-à-dire de ce que Lyotard a appelé « grands récits » (Lumières, Idéalisme, Marxisme), le postmodernisme annonce également la fin de l'idée de progrès : la projection vers un avenir infini et indéterminé est suivie d'un recul. L’avenir est peut-être déjà là, et c’est la somme de tous les passés : nous avons un bel avenir derrière notre dos. Étant donné que, dans la philosophie tout comme dans la science, le progrès exige une confiance en la vérité, la méfiance postmoderne vis-à-vis du progrès a entraîné l’adoption de l’idée - qui trouve son expression paradigmatique dans Nietzsche – que cette vérité peut être mauvaise et l'illusion bonne, et c'est la destinée du monde moderne. L’essentiel ne se trouve pas tellement dans l'affirmation « Dieu est mort », mais plutôt dans la phrase « il n'y a pas de faits, seulement des interprétations », car le monde réel s’est avéré n’être qu’un conte. Un récit qui revient, selon le caractère cyclique de l'éternel retour au lieu du devenir linéaire de l'histoire universelle comme le progrès de la civilisation.

Notre propos dans ce qui a précédé était de voir quel traitement le Professeur Kenmogne réserve à la question de la rationalité. Même si les considérations y relatives ne semblent pas constituer le cœur de ses préoccupations, elles constituent une des prémisses essentielles de la pensée qui est exposée dans son texte. Ainsi, le rejet d’une hiérarchie des rationalités traverse tout son texte et se constitue comme un des piliers de l’arrière-plan épistémologique et ontologique de la réflexion qu’il développe. Par contre, il n’est pas évident que la difficulté liée au pluralisme des rationalités ait donné lieu à une prise de position explicite, ce qui pourrait pousser le lecteur inattentif à conclure que le philosophe camerounais milite, à son insu, pour la ruine même de l’idée de rationalité. Bien au contraire, il s’agissait pour nous de montrer pourquoi, à la lumière de ce texte, au lieu de parler d’une pluralité des rationalités, il est préférable de parler d’une rationalité plurielle entendue comme l’affirmation des divers modes d’expression d’une unique raison, caractéristique universelle de l’homme.

Notes

1 Blanché, R. (1973). La science actuelle et le rationalisme (éd. 2ème). Paris: PUF.
2 Cook, R. T. (2009). A dictionary of Philosophical Logic. Edinburgh: Edinburgh University Press.
3 De Rosny, E. (1992). L'Afrique des guérisons. Paris: Karthala.
4 ESfeld, M. (2009). Philosophie des sciences. Une introduction. Deuxième édition. Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes.
5 Esfeld, M. (2017). A proposal for a minimalist ontology. Synthese Springer ; DOI 10.1007/s11229-017-1426-8.
6 Esfeld, M. (2021). Against levels of reality: the method of metaphysics and the argument for dualism. Dans M. Hemmo, S. Ioannidis, O. Shenker, & G. Vishne, Levels of reality in science and philosophy: re-examining the multi-level structure of reality. Cham: Springer.
7 Espinoza, M. (2017). La matière éternelle et ses harmonies éphémères. Paris: L'Harmattan.
8 Ferraris, M. (2014). Manifesto of New Realism. (S. D. Sanctis, Trad.) Suny Press.
9 Granger, G. G. (1998). L’irrationnel. Paris: Éditions Odile Jacob.
10 Hebga, M. P. (1979). Sorcellerie. Chimère dangereuse ? Abidjan: Éditions INADES.
11 Hebga, M. P. (1982). Sorcellerie et prières de délivrance. Paris: Présence africaine.
12 Hebga, M. P. (1995). Afrique de la raison, Afrique de la foi. Paris,: Karthala.
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