Je ne vous raconte pas une histoire sur les Boat People. Beaucoup d’encre et de sang ont coulé sur ce drame frappant des millions de Vietnamiens depuis que ma ville natale Saïgon est tombée aux mains des communistes, le 30 avril 1975. Les miens porteront ce deuil à jamais gravé dans leurs âmes, peu importe où ils sont exilés. Cette fois, je vous parle d’un petit garçon qui, en 1978, avait cinq ans, ou six. Aujourd’hui, peut-être est-il devenu père de famille. Je ne connais ni son nom ni son prénom. Lui et moi n’avons aucun lien de parenté. Il fuyait avec sa famille sur le même bateau que mon frère, Quoc Van PHO, à la recherche de la liberté.

Dans A Bridge Too Far, une autobiographie que mon frère a écrite, celui-ci raconte avec colère, douleur, pudeur et beaucoup de résilience comment son adolescence et sa vie estudiantine ont basculé à l’arrivée des communistes du nord. Son livre parle aussi du voyage sans retour sur un bateau de pêcheurs infiniment petit face à l’immensité de l’océan Pacifique. À 20 ans, fuir le pays au prix de la vie était sa seule option.

Après sept jours d’errance en mer, les Boat People avaient faim et soif. Leur bateau avait pris l’eau, mais les fugitifs n’avaient plus de forces pour le vider. Le fantôme de l’Oncle Hô planait au-dessus du bateau tel un corbeau autour d’un cadavre. Soudain, dans cette nuit noire, jaillit une lumière. De loin, les naufragés aperçoivent une flamme. À l’unisson, ils hurlent de joie. Bras levés au ciel, yeux remplis de larmes, chacun remerciait son Dieu.

Marie pleine de grâce ! Merci d’avoir sauvé mon enfant

sanglotait une mère serrant fort le nourrisson contre elle.

Bouddha tout puissant et infiniment bon, vous avez entendu notre prière.

Deux inconnus, bras dessus bras dessous, affichaient des sourires jusqu’aux oreilles. Ivres de bonheur, les fugitifs se levèrent en direction de la plateforme pétrolière, où une flamme gigantesque brûlait de mille feux. Le frêle bateau commença à vaciller. Le capitaine hurlait de toutes ses forces :

Calmez-vous, restez assis. Asseyez-vous ! S’il vous plaît. Le bateau va chavirer.

Mais comment retenir son excitation quand la porte d’une nouvelle vie où la liberté de penser est un droit s’ouvre devant vous ? Le bateau perdit l’équilibre et se renversa. La mer irrassasiée se pressa pour les emporter au tréfonds des eaux glaciales. Emporté par une vague, mon frère but la tasse. Il ne pouvait plus respirer et perdit peu à peu conscience. Naviguant à la frontière entre la vie et la mort, il vit des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des enfants, des bébés, partout autour de lui. Les vagues les soulevèrent puis les happèrent, telles les tentacules d’une pieuvre maléfique. À cet instant, mon frère sentit une main attraper son cou. Il se retourna et aperçut la silhouette d’un petit garçon. Une force inexplicable l’extirpa de son état demi-comateux, il attrapa l’enfant et essaya de le remonter à la surface. Le karma existe et la vie rend ce qu’on a donné. Une épave flottait tout près d’eux, mon frère l’agrippa et y déposa le gamin, telle Jake et Rose, dans un remake du Titanic.

Pendant ce temps, la plateforme pétrolière Exxon avait envoyé quelques canoës de sauvetage faisant des rondes pour sortir les survivants de l’eau. L'équipage s’occupa de l’enfant avant de sauver mon frère. Van perdit contact avec son petit protégé après avoir passé sept mois ensemble au camp Galang en Indonésie. Mon frère fut accueilli par l’Australie, tandis que l’enfant et son père partaient pour les États-Unis. Jusqu’à son départ, sa mère et sa petite sœur étaient toujours portées disparues.

Il lui a fallu quarante ans pour témoigner de cette partie de sa vie. J’espère que ma bouteille jetée à la mer trouvera son chemin jusqu’à ce petit garçon. J’aimerais tant qu’il puisse lire ce livre et qu’il raconte cette histoire à ses enfants. En attendant le prochain article, je vous souhaite tout le bonheur du monde.