Mon père était un conteur exceptionnel. Sa voix chaude animait toutes sortes de récits. Chaque fois qu’une coupure de courant plongeait dans le noir notre maison nichée dans un des méandres du Delta du Mékong, Papa nous racontait un conte, sous la lumière dansante d’une lampe à huile. Comme le roi de Perse Chahryar écoutant les histoires de Shéhérazade, je pars dans un voyage de mille lieues où seul Papa peut m’emmener. Mon histoire préférée, c’est celle du Portrait de la concubine. Aujourd’hui, rebaptisée Le selfie de la concubine lorsque je la raconte à mes filles. C’est plus dans l’air du temps, mais surtout pour que les histoires de mon père, monsieur Ky Hoa Pho, enjolivent à jamais notre quotidien.

Sous une dynastie chinoise vivait un vieil empereur, qui aimait collectionner les femmes. Il avait plus de dix mille concubines. Il chargeait un peintre de croquer les portraits des plus belles d’entre-elles. Espérant avoir la faveur de l’empereur, les concubines couvraient l’artiste d’or et de pierres précieuses pour qu’il les dessine plus belles que belles. Une jeune concubine, nommée XinXin était si fière de sa beauté qu’elle refusa de le soudoyer. Furieux, ce dernier ajouta un énorme grain de beauté noir sous l’œil droit de la rebelle. En effet, selon les arts divinatoires, ce signe est le pire des présages, elle aurait provoqué la mort atroce de son mari. Quand l’empereur, superstitieux entre les superstitieux, examina le portrait de XinXin, une idée germa de son âme machiavélique. Arborant un sourire satisfait, il complota avec son chef de guerre :

Nous allons offrir cette poisseuse à notre pire ennemi.

Aussitôt, un ambassadeur chinois fut envoyé chez le prince des Mongols, avec qui la Chine était en guerre depuis quelques années, pour parler de paix. En guise de bonne foi, l’empereur lui offrit sa plus belle et jeune concubine. Le prince, voyant dans cette offrande une opportunité de pouvoir s’approcher le plus près possible de son rival, se rendit à la Cité Interdite escorté par dix mille soldats, couteaux camouflés sous leurs amples tuniques de fête. Il n’avait qu’un seul objectif : le sang coulerait sur l’Empire du Milieu.

Le repas diplomatique fut grandiose. On servit des plats exquis. L’alcool aussi coulait à flots. Les deux camps adverses trinquèrent joyeusement, oubliant qu’ils étaient en guerre. L’empereur attendit que le prince soit presque ivre mort pour faire venir la future veuve noire. Les portes blindées grincèrent et s’ouvrirent sur une ravissante jeune fille parue d’une majestueuse robe rouge en soie, sur laquelle était brodée en fil d’or une fleur géante de lotus. XinXin était ornée des bijoux les plus rares, exaltant encore plus sa beauté inégalable. Ses longs cheveux noirs faisaient ressortir la blancheur exceptionnelle de sa peau de porcelaine. Elle s’avança vers le trône, s’agenouilla et baissa la tête.

Concubine ! Montrez-moi votre visage !

ordonna l’empereur, stupéfié.

XinXin s’exécuta et soutint le regard de l’empereur. Celui-ci bondit de son trône et se jeta sur elle. Il chercha et chercha encore ce grain de beauté maléfique, mais il ne le vit point.

Mais, pourquoi le peintre de malheur a-t-il ajouté ce détail hideux sur une si belle créature ?

Le prince mongol observait la scène. Il s’étonna de trouver belle cette étrangère. Elle avait un regard brillant que seul un esprit extraordinaire pouvait illuminer. Il croyait que les Chinoises, à cause de leurs pieds minuscules, étaient inaptes à la marche ou aux grandes chevauchées, dans l’immensité du désert mongolien. Imaginant déjà leurs futurs descendants, le prince s’avançât vers elle, lui prit la main et déclara :

Empereur, fils du Ciel. J’accepte votre présence. Que la paix revienne sur nos deux royaumes !

Les applaudissements et les cris de joie firent trembler les murs du palais. Enfin, pouvait s’achever cette interminable guerre. Après le départ du prince Mongol accompagné de sa future belle épouse, l’Empereur ordonna la décapitation du peintre corrompu et abandonna les portraits. Désormais, il se rendit chez ses concubines pour vérifier leur beauté de ses propres yeux.