Le diable, du grec διάβολος, celui qui divise ou qui désunit. Cette instance, dans la continuité du Shatan, vient semer la discorde dans l'unité du sujet. Elle joue sur la dualité problématique présente en tout être humain entre sa dimension de sujet conscient d'une part, et sa possible objectification du fait de sa matérialité incarnée pour autrui, d'autre part. L'instance qui se sent et se sait vivre en nous, le sujet qui dit "Je", qui voit le monde et ses semblables sans se voir lui-même est saisi d'un trouble au moment dit du "stade du miroir", où il prend soudain conscience de sa dimension objectale et se voit comme un autre dans un regard d'autrui enfin investi de sa dimension d'étrangeté possiblement menaçante. Cette réduction à l'objet ouvre un gouffre dans la conscience de l'enfant qui ne se refermera jamais totalement. Ce gouffre est semblable à ces jeux de miroirs placés face à face qui se reflètent indéfiniment l'un dans l'autre, l'un valant ici pour le sujet, l'autre pour l'objet. Le diable ("celui qui sépare") est cette instance qui vient sans cesse nous rappeler cette tension et conséquemment l'abîme sur lequel nous nous tenons sans cesse. La dimension d'objectalité qu'il nous remémore vient là aussi réactiver une faille initiale infantile.

Mais ce n'est pas tout, et il nous faut procéder à une brève récapitulation de la psychogenèse du sujet pour aborder ce deuxième point. Le nourrisson est dans un premier temps en relation fusionnelle totale à sa mère, où ni figure d'altérité et conséquemment ni sujet n'existent encore, avant le stade du sein qui constitue la première expérience de l'absence responsable de la cristallisation subjectale. Cette absence de la mère, due d'une part au fait qu'elle n'est pas disponible à tout moment car "elle est au père", comme le père est à elle, d'autre part au fait qu'elle est déjà installée dans le langage donc dans l'absence inaugurale à toute représentation, cette absence, dis-je, fait rentrer l'enfant dans le "re-présent" comme le dit Dany-Robert Dufour, lieu même de la relation donc de la distinction, autorisées par la médiation des instances représentatives du langage. Celles-ci signent en effet, comme médiation permettant d'accéder au réel, le reflux du monde dans une absence structurelle irrémédiable, à laquelle seule une re-présentation forcément frappée d'incomplétude peut palier. La mère, ainsi que le père d'ailleurs, durant toutes les interactions avec le nourrisson, jeux, change, etc... appellent littéralement le sujet en latence chez lui à émerger en son ordre propre, qui est celui de cette fameuse re-présentation. Ce moment s'accompagne impérativement de l'introjection en lui d'une matrice intersubjective (je-tu) qui va très vite s'établir selon un malentendu, dû à l'extrême précarité de la situation des petits d'hommes. Celle-ci se caractérise par une fondamentale vulnérabilité tant corporelle qu'affective, qui impose une mobilisation constante de l'entourage pour soutenir la croissance et le maintien en vie du nourrisson. Prenant peu à peu conscience de ce ballet ordonné à ses moindres besoins, ce dernier ne va pas tarder à tenter de l'ordonner à ses moindres…désirs, laissant émerger en lui un sentiment de toute-puissance dont le caractère paradoxal peut rapidement devenir tragique si le sujet reste bloqué à ce stade. Le stade du miroir s'accompagne également de ce phantasme de toute puissance, de domination puis en dernier ressort d'autonomisation du sujet, non dénué d'angoisse, qui dénature l'avènement subjectal initial, faisant glisser et adultérant le Je en Moi.

Ce deuxième point sur lequel vient porter la puissance dissociative du diable se nourrit de la tension inscrite au creux de notre double nature corporelle et spirituelle.

Nous sommes assujettis de part notre condition incarnée à une logique animale, qui est celle de la chair. Elle nous soumet, pour persévérer dans notre être, à la nécessité de nous nourrir et de nous préserver. Or, pour avoir été vivante, notre nourriture n'en est pas moins matérielle, c'est-à-dire relevant de l'ordre de l'avoir – elle se situe de fait juste à la transition entre l'être, c'est-à-dire la vie qu'elle vient juste de quitter, et l'avoir en sa qualité de bien matériel manipulable et quantifiable soumis à une logique du nombre, addition et soustraction. Le pain que je mange ne sera pas mangé par un autre que moi: dans un contexte d'où l'abondance est bannie, la préservation de mon être se fait au détriment de celle d'autrui. Cette matrice de domination présente chez les âmes immatures tire sa substance de cet impératif archaïque de survie. Or, dans l'ordre spirituel qui est celui du Verbe, c'est-à-dire de l'avènement en nous d'un sujet réflexif pétri de langage, il en va tout autrement. Le sujet humain est construit selon une architectonique complexe, formée de plusieurs niveaux que l'on peut nommer "étagements du sujet". Ceux-ci sont au nombre de sept, dont nous avons les premiers en partage avec les animaux. Leur accès aux régions les plus hautes de cet édifice s'absente cependant progressivement à mesure que l'on s'élève dans leur hiérarchie pour nous y laisser dans la solitude radicale de notre condition. Ces étagements du sujet sont, des fondations au sommet, 1) le corps, 2) la sensitivité ou proprioception, 3) l'affectivité, 4) le sens symbolique, qui dénote une première aptitude à la représentation, 5) l'intelligence ou sens associatif, 6) le sens spirituel, et enfin 7) le sens éthique. Si le langage plonge de profondes racines dans les premiers de ces degrés, sa naissance proprement dite se situe au milieu de l'édifice qu'ils forment, demeure du sens symbolique qui en constitue l'axe central, et il se développe au fur et à mesure de la conquête des degrés supérieurs.

Nous avons vu plus haut qu'il y a bien une intersubjectivité préexistant à la scission objectale du sujet (moi/je), intersubjectivité qui, si elle n'est pas d'ordre éthique est une intersubjectivité structurale fondamentale qui est seule responsable de l'émergence du sujet. La mère, en effet, penchée sur son bébé et lui prodiguant avec tout son amour les soins indispensables à sa survie et à sa croissance harmonieuse, appelle en lui le surgissement de cette instance subjectale, et établit la matrice tant existentielle que grammaticale de la trinité pronominale qui forme le socle de notre rapport à autrui et au monde: Je, Tu, Il, ce dernier pronom étant le marqueur négatif de tout ce qui est extérieur à la relation intersubjective initiale (Je, Tu), et qui en est dans sa déclinaison la plus éminente cependant à l'origine: le père, réel ou symbolique (le Père). Le sujet (Je) sort ainsi peu à peu de son sommeil corporel, appelé à la lumière de la relation par l'amour maternel. "Je" tire ainsi son être de "Tu", stricto sensu, c'est-à-dire sur le plan corporel, mais également dans l'ordre propre du langage, dans la mesure où toute parole, à l'instar de la vie, est à la fois reçue d'autrui (la langue, dite maternelle) et adressée à lui, quelle qu'en puisse être la nature: sans "Tu", "Je" tombe et disparaît. La conquête progressive des étagements ultimes du sujet, soit le sens spirituel et plus éminemment le sens éthique, lui permettent de comprendre la portée axiologique universelle de cette simple proposition, par une transposition, une universalisation et une compréhension du caractère commutatif de l'altérité maternelle initiale dispensatrice de vie à tout semblable. Nous nous donnons de fait mutuellement la vie dans l'attention à autrui, l'enseignement, les soins, la nutrition, les services échangés, ou même la simple interlocution.

Dans la mesure où la logique la plus rigoureuse implique qu'un effet ne peut effacer sa cause sans se mettre lui-même en péril d'effacement effectif ou symbolique, on voit immédiatement la tension insoutenable qu'entretient ce que nous venons de voir avec la logique animale de préservation de soi exposée antérieurement, qui veut que ce qui soutient l'existence corporelle d'autrui ne viendra pas soutenir la mienne, et inversement. Cette béance est la résidence du διάβολος, qui se manifeste sans cesse sous la forme d'une sommation à choisir entre ces ordres, rappelant l'apparente incompatibilité entre le maintien de l'édifice logique de la langue qui nous fait tenir en tant que sujet et nous soumet à l'impératif catégorique du commandement éthique d'une part, et notre préservation dans l'ordre de notre matérialité corporelle d'autre part. Si, comme nous l'avons vu plus haut l'ordre de l'avoir dont il est ici question relève de logiques additionnelles et soustractives, à l'opposé multiplication et division sont dans ce contexte des opérations relatives à la fraternité, c'est-à-dire à la relation, à l'être, ce que le Nouveau Testament désigne sous le nom de Royaume. On le voit dans le miracle de la multiplication des pains en Matthieu, 14:14-21 et 15:32-38, Marc 6:34-44 et 8:1-9, Luc; 9:12-17 et enfin Jean 6:5-14, qui exprime la logique inextinguible de l'être dans sa profusion relationnelle – l'amour croît et se renforce à proportion du fait qu'il est donné – ce qui en dernier ressort est une description parfaite de la vie. Le moment de la fraction du pain, lors de la Cène en Marc, 14,12-16.22-26, Matthieu, 26:28, exprime quant à lui la fraternité fondamentale qui lie tout être humain – tous nous devons nous nourrir de ce qui nous a précédés, c'est-à-dire de ce qui vient de la vie elle-même - au regard du Père, figure d'une origine commune exprimée dans le principe de toute loi naturelle correctement établie.

Le diable est donc lui-même double: il constitue cette instance dissociatrice qui vient rappeler non seulement la division du sujet entre un ordre proprement subjectal conduisant à la liberté, à la souveraineté et à la vie et un ordre objectal menaçant, mais encore entre l'ordre animal auquel notre inscription corporelle nous soumet et l'ordre logique et éthique du Royaume, tous deux apparemment inconciliables.

La question qui mériterait ici d'être posée porterait sur la pertinence de cette opposition. En effet, la vie n'est-elle pas justement la tension qui lie fermement ces ordres apparemment antagonistes et nous contraint à les articuler l'un à l'autre? La destructivité du διάβολος est ici plus aisément repérable: il constitue une instance qui vient saper le fondement même de toute vie, la relation, en en réduisant les termes à leur ipséité, ce qui interdit de fait leur confrontation dialectique et le travail indispensable de leur articulation. Ce Grand Récusateur se confond donc avec la tentation nihiliste nommée par Freud "pulsion de mort", refus de la vie elle-même dans sa dimension relationnelle qui en forme la plus incandescente manifestation, expression de la fatigue ontologique qui a toujours plus ou moins travaillé l'humanité.

Il est remarquable, en passant, de constater que les tentations du Christ au désert relatées en Marc 1: 12-13, Matthieu 4: 1-11 et Luc 4: 1-13 portent précisément sur cette tension ainsi que sur les phantasmes infantiles de toute puissance dont nous avons précédemment analysé l'origine: transformer les pierres en pains, se jeter du sommet du Temple de Jérusalem pour mettre Dieu au défi de le sauver, et enfin devenir le maître de tous les royaumes du monde. Ces trois tentations résument à elles seules ce que nous venons de voir.