À Marseille, aucune exposition n’avait été dédiée entièrement à l’artiste. En s’associant à la Fondation Giacometti, le musée Cantini a permis de réparer cet oubli.
Dans les très belles salles de cet hôtel particulier, construit en 1694 par la Compagnie du Cap Nègre (spécialisée dans la pêche du corail sur les côtes Nord de la Tunisie), le vide est rapidement comblé par la suspension émouvante et la pureté des courbes, qui font écho à la légèreté des traits puissants, rectilignes et épurés du célèbre maestro.
Comme l’a si bien décrit Jean-Paul Sartre, Giacometti vivait pleinement cette « obsession du vide » : toujours « éprouver l’espace » et essayer de capter sa réalité mouvante et insaisissable.
Alberto Giacometti est né le 10 octobre 1901 à Borgonovo, dans le val Bregaglia, en Suisse. Son père, Giovanni Giacometti, est peintre. Il l’initie à l’art.
Dès ses vingt ans, Alberto part vivre à Paris. Pour étudier la sculpture, à l’Académie de la Grande Chaumière. Il apprend aux côtés d’un des disciples d’Auguste Rodin, le célèbre Antoine Bourdelle. Et il dessine et sculpte en s’inspirant de modèles vivants, dans son atelier de Montparnasse, qu’il gardera toute sa vie. Mais il reste connecté à sa montagne natale, au cœur du canton des Grisons. Il s’y ressource en famille. C’est là aussi qu’il se consacre autrement à son travail artistique, en observant la nature, les montagnes imposantes et le néant des vallées.
Il va s’éloigner de l’étude apprise lors de sa formation à l’Académie, et il explore de nouvelles voies, inspiré par les statuaires de la Haute Antiquité, par les arts africains et océaniens, et les recherches plastiques de la nouvelle génération d’artistes. Il décompose. Il simplifie. Il suggère les corps par le jeu de quelques traits et signes. Ses sculptures, aux formes épurées et lisses, sont dépourvues de détails. Il les qualifie de plaques animées par leurs creux en surface, ces incisions qui entament, au gré de leurs mouvements, la matière ainsi évidée. Si bien que l’importance du volume frontal est totalement amincie de profil, pour nous donner l’apparence d’un fil.
D’après le poète Jacques Dupin, l’alternance de traits filiformes, de volumes circulaires, d’absences de matière et de masses anguleuses, crée une « accentuation rythmique du vide ». Giacometti est sûrement l'un des sculpteurs et des peintres modernistes les plus importants du XXe siècle. Son travail va influencer à la fois le cubisme et le surréalisme. Son premier succès en 1927, il le doit à sa Femme cuillère, qui nous rappelle les objets rituels d’Afrique à forme humaine ainsi que le côté abstrait et géométrique du cubisme. Tous deux se reflètent également dans le vocabulaire utilisé pour donner un titre à son œuvre : Femme et cuillère.
Giacometti aspire à l’abstraction. Il sculpte une série de Femmes plates dont Femme plate V, en allusion à une certaine réalité des corps. Ces formes épurées, lisses et denses, que la lumière vient animer en se reflétant sur les pleins, quand elle n’est pas absorbée par les creux, connaissent un succès immédiat. Et les collectionneurs se les arrachent. L’artiste s’intéresse aussi aux questions philosophiques sur la condition humaine, à l'existentialisme et à la phénoménologie, en observant la réalité telle quelle, à travers les phénomènes. En 1930, son frère Diego s’installe également à Paris et l’assiste dans son travail pour réaliser des objets de décoration que lui commandent des décorateurs, comme Jean-Michel Frank.
Salvador Dalí et André Breton remarquent sa sculpture Boule suspendue et ils l’intègrent au groupe surréaliste. Alberto et André s’inspirent mutuellement. Les sculptures d’imagination relèvent du même désir formulé par le poète :
Je cherche en tâtonnant à attraper dans le vide le fil blanc invisible du merveilleux qui vibre et duquel s’échappent les faits et les rêves avec le bruit d’un ruisseau sur de petits cailloux précieux et vivants.
Vers 1935, il se détache du surréalisme pour se consacrer à ses « compositions avec personnages ». Des personnages qui ne mesurent alors pas plus de sept centimètres, pour refléter la distance visuelle qui sépare l’artiste de son modèle. Car Giacometti a constaté depuis longtemps que l’échelle de ce qu’il voit ne correspond jamais à la taille réelle des objets qu’il veut sculpter. Pour avoir une vision d’ensemble, il est obligé de s’éloigner. Et donc leur taille diminue, invariablement. Alors, lorsqu’il essaie de restituer fidèlement ses figurines, leurs dimensions se réduisent « malgré lui ». Le socle devient de ce fait un élément essentiel à ses sculptures. Sans lui, elles ne tiendraient pas debout. Et elles ne seraient pas mises en valeur. Comme la Toute Petite Figurine, pour laquelle le socle révèle le vide autour d’elle et lui confère sa monumentalité.
L’inclassable Alberto Giacometti est opéré d’un cancer. Mais il meurt à l’âge de soixante-quatre ans, le 11 janvier 1966, et nous laisse ce sentiment de vide, qu’il a su si bien mettre en valeur dans les bâtiments et les jardins de la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence.