Les rapports entre criminalité organisée et monde politique sont multiples et complexes. Depuis les années ’90, la criminalité organisée a dépassé ce profil de violence visible par lequel elle se faisait reconnaitre, pour adopter celui de l’administrateur (dans le secteur public) ou de l’entrepreneur (dans le secteur privé) qui, par un mélange de moyens réguliers illégalement utilisés, de moyens irréguliers et de moyens illégaux, marginalisent leurs opposants sans égard au risque de tuer.

Lorsque intimidation et corruption ne fonctionnent pas, cette « nouvelle » criminalité organisée a remplacé les assassinats à l’arme à feu par des accidents et des suicides organisés, au point de les rendre indétectables aux yeux de services de sécurité distraits. On ne compte plus, par ailleurs, ceux qu’ils taxent de folie dans les services publics parce qu’ils leur résistent et dénoncent leurs agissements en violation des lois. Taxer l’ « ennemi » de fou, l’accuser d’imaginaires délits et crimes, … instruments déjà bien connus de la chape des dictatures communistes, coutumières du recours aux violences invisibles, qui permettent de tuer sans se faire voir.

Tous ces éléments dessinent le spectre du réseau criminel, son territoire et son réseau d’action, et permettent d’en tracer les contours.

Plusieurs facteurs ont contribué à ces développements. Parmi ceux-ci, la concentration des richesses1 et la libéralisation des mouvements de capitaux, qui ont permis à une nouvelle ploutocratie de dicter les conditions du marché, prémisse idéale pour le développement d’une criminalité de marché. Dans les sociétés développées, une telle criminalité ne peut se développer sans l’appui de ces personnages de l’ombre préposés à la délivrances des visas, permis, autorisations, certifications et autres documents de nature à donner un voile de légalité à des opérations qui n’en n’ont en réalité que l’apparence, prédatrices des citoyens et/ou de l’Etat.

D’autant que la rapidité d’action des réseaux criminels est bien plus élevée que l’action politique, et que celle des policiers et magistrats qui ont pour métier de les combattre. Ces réseaux n’ont de fait ni à bâtir le consensus ni à respecter les règles, ni à respecter le temps imparti aux procédures.

Selon l’estimation de l’ONU2, la drogue, les trafics d’armes, les jeux de hasard clandestins, l’exploitation de la prostitution et de l’immigration illégale absorberaient 5% du PIB mondial. « Si à cette criminalité, on ajoute l’illégalité commerciale, l’industrie des falsifications, le compte des ressources investies dans ce secteur double ou triple en dimension. S’il faut ensuite tenir compte de l’évasion fiscale3, les difficultés pour mesurer le champ de l’illégalité deviendraient énormes ».

Pour mémoire, il existe 120 à 140 paradis fiscaux dans le monde4. Sur papier, ces derniers se sont, pour la plupart, mis en règle avec les prescrits anti-recyclage du GAFI, … mais à considérer la succession des scandales des « Panama Paper5 » et autres « Paradise Papers6 », curieusement bien peu de ces montants criminels recyclés retournent aux budgets publics exsangues, et continuent ainsi à leur échapper!

Enfin, selon un rapport présenté en 2014 par la Commission Européenne, la corruption couterait 120 milliards d’euro chaque année à l’Union Européenne7. « C’est là que s’introduit le problème de la corruption et de l’impuissance de la politique dans ses rapports avec le capitalisme. Dans son ouvrage Supercapitalisme, Robert Reich dénonce ce qu’on pourrait définir comme la marchandisation de la politique, à savoir lorsque la politique devient l’otage de l’argent, ce qui rend le lien entre concentration de la richesse et corruption de la politique inévitable. Certes la corruption politique a toujours existé. Mais si, auparavant, on l’achetait à la pièce (faveurs, privilèges, pots de vins), aujourd’hui on l’achète en gros. Avec les financements électoraux c’est toute la classe politique que l’on achète, de gauche et de droite. Les partis ont fusionné au service des entreprises. Quel type de contrôle une classe politique peut-elle en effet effectuer sur des entreprises qui la financent8 ? »

Le crime organisé s’appuie, au profit de groupes gérés par des rapports de force, sur un affaiblissement de l’Etat comme expression de l’intérêt général, fondé sur la loi et géré par des institutions. Il se nourrit du double mouvement qui veut qu’en particratie, tout acte, légal ou illégal, est accepté pour autant qu’il renforce le parti comme groupe au détriment des autres groupes.

Ceci a pour conséquence la vulnérabilité du parti, d’une part aux chantages basés sur crimes et délits commis dans ce contexte et, de l’autre, à des alliances, fussent-elles criminelles, pour autant qu’elles renforcent le groupe, comme observé en marge de très nombreux partis politiques, dont l’affaire PUBLIFIN (Liège, 2019) qui touche tous les partis politiques de la Belgique francophone n’est que le dernier avatar qui tente d’échapper aux sanctions. Le politique a su prévoir, et organiser non seulement la quasi impunité mais aussi les conditions pour permettre la récidive. Le prix des prises d’intérêts s’annonce en effet si peu élevé …

Les décisions politiques sont préparées par des rapports et des avis dans les administrations. Ce sont aussi ces dernières qui les mettent en œuvre. Ces rapports, avis, et mises en œuvre peuvent être loyaux et fidèles. Ils peuvent aussi être trompeurs comme l’expose le quotidien français Libération à propos du rapport post-adhésion de la Commission Européenne de juin 2008 concernant la Bulgarie et la Roumanie : « La première version du rapport sur la Bulgarie, rendue publique par l’AFP, était autrement plus violente que celle finalement adoptée par le collège, mercredi : Sofia était même menacée d’une suspension pure et simple de l’ensemble des fonds structurels (aides régionales) et d’une mise à l’écart durable de l’espace Schengen et de la monnaie unique. Barroso a manié l’effaceur avant d’envoyer face aux journalistes son porte-parole9 ».

L’ex président de la Commission Parlementaire Antimafia, Francesco Forgione, observait qu’auparavant Cosa Nostra imposait le pizzo, une forme de racket généralisé, aux sociétés locales. Aujourd’hui l’organisation criminelle se met de plus en plus souvent en compte propre, et cherche à gérer directement les appels d’offre publics, « dans le double but de blanchir de grandes quantités d’argent criminel et de maintenir un contrôle capillaire sur le territoire à travers la gestion des emplois locaux10 ».

En 2008, les autorités judiciaires italiennes ont ouvert une enquête concernant la chaîne de supermarchés Despar11, avec 1.800 points de vente en Italie dont le premier fut Catane. Plusieurs administrateurs de cette filiale de la multinationale de la distribution hollandaise SPAR faisaient l’objet d’une enquête pour participation à une organisation criminelle12. L’un d’entre eux, membre du groupe palermitain de Cosa Nostra, est un des entrepreneurs les plus importants de la grande distribution, un self made man propriétaire d’une quarantaine de mégastructures et de centaines de commerces affiliés dans toute le Sicile. En 2016, l’Etat italien lui confisquait des biens pour 700 millions d’Euro, dont plusieurs supermarchés13.

Des écoutes téléphoniques ressort une méthode particulière pour la sélection du personnel dans la Sicile frappée par le chômage : « on découvre qu’il existe, pour les parents des boss mafieux, un parcours privilégié pour l’accès aux postes de travail dans les centres commerciaux Despar de Palerme14 ».

La formation professionnelle aux frais des deniers publics, nationaux et européens, intéresse aussi les familiers de Cosa Nostra : le groupe Despar avait formé un consortium, Unica, pour obtenir des financements du Fond Social Européen pour des projets de formation.

L’Italie est connue pour un taux élevé de corruption, sans doute aussi parce que les ouvertures d’enquêtes y sont plus nombreuses que dans d’autres Etats, … dont certains tout aussi affectés par la corruption. On a en effet pu constater que, dans certains Etats de l’Union Européenne, même lorsque des fonctionnaires, dont le devoir est de rapporter de bonne foi « ce qu’ils tiennent pour vrai », trahissent, non seulement il n’y a jamais sanction, mais il n’y a quasi jamais d’enquête, a fortiori procès et condamnation. De surcroît, il y a souvent promotion.

Pourquoi ? La réponse se niche dans le système du clientélisme. Dans une administration publique infiltrée par la criminalité organisée, le directeur du personnel écarte systématiquement les fonctionnaires loyaux à leur mandats et réputés incorruptibles des formations nécessaires pour accéder aux promotions, et ce afin de pouvoir en sélectionner soigneusement les bénéficiaires. Il s’agit là d’une voie « parfaitement légale », à tout le moins en apparence, pour faire accéder leurs « clients » à des postes d’où ces derniers pourront rendre les services dont, sous couvert de l’ « intérêt du service public », l’ « organisation » a besoin et attend d’eux.

Tels sont les maux dont souffrent les démocraties européennes. Certaines plus que d’autres. Et certaines d’une manière plus occulte que d’autres. Pour réparer l’Union Européenne, l’Europe doit, d’urgence, repasser à l’atelier.

1 Selon Kelvin Phillips, Ricchezza e Democrazia, (Garzanti, 2005), en moins de 10 années, de 1979 à 1989, le pourcentage des richesses détenu par 1% de la population américaine la plus riche a quasi doublé, passant de 22 à 39%. Au milieu des années’90, ce 1% s’était accaparé des 70% de la croissance réalisée depuis la moitié des années’70. Depuis lors, les grandes fortunes américaines ont triplé ou quadruplé.
2 En 2009, on estimait que la criminalité générait 870 milliards de dollars par an, soit l'équivalent de près de 7 % des exportations mondiales de marchandises.
3 Selon le Rapport EURISPES 2016, l’Italie aurait un PIB souterrain de 540 milliards d’Euro, auquel il faudrait ajouter environ 200 milliards de PIL produit par l’économie criminelle, soit pour une valeur d’environ 270 milliards d’euro d’évasion fiscale, au total environ 18% du PIB. Montant qui correspond au rapport du Ministère italien de l’économie. Selon le Tax Research de Londres, 1000 milliards seraient ainsi annuellement perdus pour les budgets européens.
4 Ruffolo Giorgio, Il Capitalismo ha i secoli contati, ed Einaudi, Turin, 2008, p. 208.
5 Les Panama Papers désignent la fuite de plus de 11,5 millions de documents confidentiels issus du cabinet d'avocats panaméens Mossack Fonseca concernant des comptes offshore.
6 Les Paradise Papers ont été publiés à partir de novembre 2017 par le Consortium International des Journalistes d'Investigation (ICIJ, International Consortium for Investigative Journalism) sur la base d'une fuite de plus de 13,5 millions de documents confidentiels notamment issus du cabinet d'avocats Appleby, détaillant des informations sur des sociétés offshore.
7 “La Corruption coûte chaque année 120 milliards d’Euro à l’Europe”, ds Le Monde, 3/2/14.
8 « Padroni stile padrini », dans L’Espresso, 24/7/08.
9 Quatremer Jean, « La Commission, la Bulgarie et la Roumanie : courage, fuyons », Libération, 25/7/08 ; “Roumanie, Bulgarie : dix ans d’UE pour quel résultat ?”, Arte, 2/1/2017: Un PIB en hausse. Le salaire minimum s'élevait à 280 euros par mois en 2015 en Roumanie. Ce chiffre est encore plus bas chez sa voisine bulgare, faisant de ces deux pays les membres les plus pauvres de l'UE. Mais cette réalité ne doit pas occulter le fait que leur niveau de vie a fortement augmenté en dix ans, malgré un recul en 2009 à cause de la crise économique qui a touché toute la planète. Le PIB roumain est passé de 98 à 158 milliards d'euros entre 2006 et 2015, tandis que le PIB bulgare, estimé à 44,1 milliards d'euros en 2015, avoisinait les 34 milliards d'euros neuf ans plus tôt. Inégalités : peut mieux faire. "Paradoxalement, la pauvreté s'aggrave même si la Roumanie enregistre de forts taux de croissance", expliquait début décembre l'analyste économique Dan Popa à l'AFP. Les inégalités ont augmenté et elles sont criantes entre les villes et les campagnes. Les "meilleures routes pour les villageois" évoquées par Dacian Ciolos existent, certes, mais elles ne sont pas la règle. Les campagnes roumaines manquent encore d'infrastructures et les fonds européens sont souvent mal ou insuffisamment utilisés. C'est l'une des autres lacunes des deux pays, comme le souligne l'économiste Stéphane Colliac dans Le Monde : "Depuis 2007, près du quart des sommes prévues n’ont pas été versées, du fait des dysfonctionnements des administrations locales".
Autre paradoxe. Si la Bulgarie, et surtout la Roumanie, attirent nombre d'entreprises européennes comme Renault sur leur sol, c'est parce que leurs salaires restent largement plus bas que ceux de leurs partenaires d'Europe de l'Ouest. Ces délocalisations bénéficient en partie à l'économie des deux pays, mais elles freinent l'augmentation des rémunérations. Une fuite des cerveaux massive. Preuve du peu de perspectives qu'ils entrevoient dans leur pays, les médecins et ingénieurs roumains et bulgares sont des milliers à partir tous les ans en quête de bonne fortune. On estime que 3,4 millions de Roumains travaillent à l'étranger sur une population de 18,8 millions d'habitants. Côté bulgare, les chiffres sont plus difficiles à trouver, mais une étude de la Friedrich Ebert Stiftung, une fondation allemande, est révélatrice du malaise des habitants : elle révèle que 43% d'entre eux projettent de quitter leur patrie.
10 Mafia, perché tante opera pubbliche sono Cosa loro. E anche l’Expo di Milano rischia”, Venerdì di Repubblica, 25/7/08.
11 « Supermarket racket », in L’Espresso, 24/7/08, pp. 70-73.
12 Ibidem : « (Au directoire national), six personnes sont élues tous les trois ans. Une des six, le conseiller S. est sous procès pour association mafieuse, mais reste en fonction. Avant, il y avait aussi G., mais il a été arrêté : on l’accuse d’être le trésorier de Matteo Messina Denaro, le dernier parrein en fuite, chef de la riche province de Trapani aux mille banques, celui à qui se référait Provenzano (chef de COSA NOSTRA, arrêté au printemps 2006) pour discuter de Despar.
13 “Mafia: confermata confisca da 700 milioni a prestanome di Messina Denaro”, ds La Repubblica, 21/9/2016. Voir aussi Rizzo Marco, Supermarket mafia: A tavola con Cosa Nostra, e La Terra vista dalla terra, Castelvecchi, 2011.
14 « Supermarket racket », in L’Espresso, 24/7/08.