Mon œuvre se nourrit de faits sociaux, c’est un jeu constant avec ce qui arrive, une interaction qui déplace et retourne les choses avec la seule intention de tenter de s’en approcher à partir d’un point où je puisse, dans la mesure du possible, les comprendre.

Né en 1979, Sergio Moscona vit et travaille à Buenos Aires, Argentine. « A 34 ans, ce prodige argentin apparait comme une des figures montantes de l’art contemporain mondial. Nourri au génie de Picasso, il tisse une épopée humaine, brutale et raffinée, tragicomique et monumentale » tiré de l’article Inhumaine comédie écrit par Marion KLING dans Artension n° 120, 2013.

« Les femmes de la place de Mai, photos d’enfants brandies comme des armes, les défilés de militaires en grand uniforme, les violences dans les rues, sont autant d’images de la dictature en Argentine (1976-1983), que Sergio Moscona n’a eu de cesse de montrer dans sa peinture. Né en 1979, Moscona vit à Buenos Aires. Issu de la classe moyenne (sa mère est psychanalyste et son père, médecin), il dit n’avoir pas souffert directement du régime politique de son pays. Son travail semble cependant marqué par ces années et le contexte social et politique demeure toujours présent dans ses toiles. Son oeuvre s’inscrit ainsi dans une tradition narrative dans laquelle on peut voir l’héritage d’une lignée d’artistes argentins, politiquement engagés, tels Antonio Segui (né en 1934), ou Antonio Berni (1905-1981). Les peintres de la « Otra Figuracion » des années 1960, qui se distinguent par le traitement très libre de la figure humaine, l’influenceront aussi durablement. Le motif de Sergio Moscona, c’est l’homme, qu’il représente surtout en groupe, mêlé à des foules et à des processions.

Cependant, là où les masses, telles que le totalitarisme les a forgées, abolissent l’individu, la foule, telle que Moscona la montre, non seulement n’attente pas à l’individu mais le préserve, le rehausse au-dessus de sa condition d’homme seul. A l’évidence, ces corps étroitement mêlés dans des étreintes violentes ou fraternelles reflètent chez l’artiste l’obsession de l’improbable réconciliation entre les êtres. Les formes compressées et sans arrière-plan qui débordent presque de la surface, expriment cette hantise. C’est dans les rues grouillant de monde et dans les bus de Buenos Aires que Moscona glane ses images. Pour en restituer les sons, le mouvement, les parfums, il les superpose sur la toile ou le papier, en couches transparentes et leur fait subir des décalages. Par le biais de différents plans juxtaposés ou enchevêtrés, il laisse apparaître les personnages les uns à travers les autres, faisant surgir des espaces temps inattendus (un peu comme les repentirs, ces images incertaines, peintes sur les toiles anciennes que l’on découvre à la faveur d’une radiographie). L’ensemble est riche de la multiplication des solutions plastiques proposées et surprend par sa diversité. A seulement 36 ans, Moscona a déjà réalisé des dizaines de séries, déclinées sur toutes sortes de supports, certaines comme l’« Interprétation libre de Guernica » de Picasso ayant donné lieu à d’innombrables peintures et dessins à l’encre de Chine, au crayon et à l’acrylique.

Car l’exemple proche c’est évidemment Picasso, dont la référence est plus qu’assumée. Extrêmement maîtrisées, ses séries de dessins à l’encre de Chine semblent obtenues d’un seul trait, comme se plaisait à le faire le maître espagnol. Les lignes peuvent se montrer précises, fourmillantes de griffures et de détails ou réduites à l’essentiel et à la limite de l’abstraction (« Hommage à Guernica », 2006). Mais la virtuosité du dessin de Moscona puise aussi sa source dans l’observation de l’œuvre de Lajos Szalay, artiste hongrois installé en Argentine dans les années 1950. Moscona étudie de manière approfondie son dessin et son admiration s’exprime à travers sa propre production, à la filiation revendiquée. La prédominance du trait se retrouve dans les oeuvres peintes. Cloisonnées à l’intérieur de lignes fines tracées au crayon, les teintes subtiles de l’acrylique traitée comme de l’aquarelle ; rose, orangé, mauve ou vert tendre, adoucissent la puissance expressive du dessin, tandis que dans d’autres toiles, l’acrylique est utilisé en aplats de couleurs franches, serties d’épais contours qui évoquent la composition des vitraux.

Il en résulte une oeuvre que l’on peut qualifier de « figurale »1 et d’expressionniste, le type de personnages de Sergio Moscona, constituant un des aspects les plus caractéristiques de son travail. Hommes, femmes, enfants peuvent paraître grotesques : les têtes semblent trop volumineuses pour les corps, les nez tordus, les regards chassieux. Tantôt les visages expriment la béatitude, tantôt ils ressemblent à des masques mortuaires. Ces « gueules » balafrées de grands à-coups qui rappellent les sociétés primitives, ces bouches ouvertes sur l’os des dents, à la manière de Bacon, ce sont à la fois des types et des individus, non dénués d’un certain prestige.

Mais il y a aussi quelque chose de religieux dans l’oeuvre de Moscona. Tant du point de vue de la tradition formelle - les séries « Problèmes primaires sans pitié » (2009), par exemple, ne sont pas sans parenté avec des crucifixions et des descentes de croix – que du contenu. A cet égard, « Les fleurs brisées », sa dernière et nouvelle série présentée ici, semble évoquer la douleur d’hommes dans l’attente d’une absolution qui leur est refusée. Les animaux domestiques souvent présents chez Moscona, passent au second plan. La fleur que tendent les personnages est le fil conducteur de la série. Ces fleurs sont fanées, brisées, à l’image des rêves que poursuivent les hommes. Mais ne traduisent-elles pas aussi leur espoir d’être pardonnés ? Et les images de Moscona ne demandent-elles pas réparation pour des crimes qui ont laissé des traces indélébiles ? En reprenant à son compte des techniques et des questions fondamentales qui ont traversé l’histoire de l’Art, Sergio Moscona montre une oeuvre débordante d’humanité, tournée vers les autres. Si certains artistes ont abandonné la peinture, Moscona, lui, peint plus que jamais. Avec frénésie. Avec une joie animale.