Lorsqu’on parle de l’Europe, on parle d’abord d’un espace. L'expérience de l'espace constitue un des fondements sur lesquels l'être humain organise conceptuellement les autres domaines du réel. De fait, si l'on observe les structures de gestion de l' « espace commun » dans l'histoire, les fiefs, les communes, les villes, les Etats, … on constate que ces « structures » ont toujours recouvert des unités spatiales qui avaient un sens pour la vie sociale – et/ou les échanges- des individus. Les frontières se placent aux limites du territoire qu’une société est capable de gérer.

Cependant, depuis la citoyenneté sélective dans la démocratie athénienne jusqu'au vote censitaire aboli au début du XXème siècle, la conception occidentale de la société a toujours distingué le peuple des classes dirigeantes. Avec pour conséquence que les "espaces communs", « unités significatives d'échanges » de chacune des "classes sociales", se superposent mais ne sont pas identiques.

"L'homme du Moyen Age... ne connaissant qu'une partie du monde, c'est sans hésitation aucune qu'il le pense clos, fini... Civilisation de la proximité, le Moyen Age partage l'espace entre ici et ailleurs... Aux environs de l'an mil -et pour cinq ou six siècles- le village a été la structure territoriale élémentaire qui fournissait à ses habitants la mesure du monde... Le territoire de l'étrange s'étend dès la sortie du village [1]".

Dans la société rurale primitive, à prédominance autarcique, repliée sur elle-même, le paysan dépend de la terre : son "espace commun", "espace significatif d'échanges", s'arrête généralement aux limites du domaine dont il dépend. Il s'agit de l'espace dans lequel il inscrit sa vie quotidienne, la sécurité de ses moyens d'existence (logement, nourriture) et de son mode de vie, sa culture.

A la même époque, le propriétaire terrien, « seigneur local », est dépendant de plus puissant que lui, d'un suzerain, d'un roi. Son "espace commun", son "espace significatif d'échanges" s'étend au delà de son propre domaine pour recouvrir celui de l'instance de pouvoir dont il dépend. Logement, moyens de subsistance, culture et pouvoir se jouent pour lui à une autre échelle.

Avec le temps et au fil de l’évolution des technologies, les espaces significatifs se modifient : "Au milieu du 15ème siècle, la ville a gagné sur la campagne environnante et, pour un temps, détient les moyens d'agir sur l'Etat et sur les mentalités [2]".

Le pouvoir "étatique" étend son territoire à l'espace qu'à l'époque en question il est capable (technique) de parcourir et avec lequel il a un intérêt concret ou imaginaire (désir) d'entretenir une relation durable : "Anvers est le vainqueur inattendu de 1492. Tout y concourt : le port est magnifique, les routes vers l'intérieur sont bonnes, la paix civile règne... Lisbonne aurait dû devenir le pôle du nouvel ordre économique... Ses marchands sont partout... mais les Portugais ne disposent pas d'arrière-pays consommateur... Lisbonne manque de routes terrestres vers la France, l'Allemagne et les Flandres. La ville n'a pas la volonté politique d'y remédier [3]".

Au fil des siècles, les capacités se confrontent et les limites fluctuent selon les forces qui prennent le dessus. Les soldats (nobles ou peuple-esclave, selon les époques [4]), ouvrent la voie et marquent les limites de ces espaces, au gré des techniques disponibles et de leur intérêt tel qu’ils le perçoivent. Tandis que les marchands et les artistes les découvrent, les parcourent et les exploitent. L'espace sillonné par le chevalier errant, écrit Paul Zumthor, c'est symboliquement l'espace d'un pouvoir - d'un pouvoir sur le réel [5]. Ce sont les dirigeants qui transforment ces espaces en "territoire" : un espace fini, aménagé, défendu, durable, à la fois significatif et symbolique.

Pour le pouvoir, il s’agit là d’un « espace significatif d'échanges ». Mais il n’est pas nécessairement perçu comme tel (car dépourvu de sens, donc d'existence) par les "sujets", les citoyens, comme le démontrent les difficultés de recrutement non seulement des soldats américains pour les guerres en Irak, en Afghanistan mais de la quasi-totalité de nos armées occidentales. Comme le démontrent encore les difficultés de tous nos Etats devant leurs Parlements respectifs lorsqu’il s’agit de financer des missions militaires à l’étranger. "Avec Colomb,... on passe d'une géographie de la nostalgie à une géographie du désir... Cela fait déjà longtemps qu'on a irrémédiablement perdu l'espace que le Moyen Age avait légué à l'humanité,... cet espace où collaboraient sans drame l'homme, les plantes, les bêtes, les minéraux même, traversé sans hâte par des moyens de locomotion qui –vers 1830 même- étaient encore ceux de la préhistoire. La perte d'une terre aux limites assez sûres et en même temps assez floues pour qu'on pût vivre à l'aise et y croire [6]".

Pour qu'un espace qui dépasse celui pratiqué quotidiennement, concrètement ou dans l'imaginaire, devienne territoire pour tous ses habitants, le pouvoir, pour qui il possède sens, doit compenser:
- en s'appuyant sur des signes communs d'appartenance qui deviennent signes de reconnaissance. La langue et la culture, la religion, sont parmi les plus forts. Le processus d'unification des territoires français ou italien, en donnent exemple ;
- par la valorisation de symboles (drapeau, hymne,...), donnant forme visible à une réalité qui, ne relevant pas du quotidien, n'est pas spontanément perçue comme "espace significatif" et donc "commun" et doit donc être « signifié », marqué.

Ainsi se créèrent les Etats, forgés, puis renforcés "d'en haut", et dès lors toujours incohérents, sans cohésion. En témoignent les tendances sécessionnistes multiples, dont la dernière en date, celle de la Catalogne, fait trembler les gouvernements européens, dans cet espace particulièrement morcelé qu'est l'Europe : "1492 constitue surtout en Europe un tournant capital dans la lutte politique entre villes et nations, entre identité et mélange... L'Etat moderne prend forme, devient le représentant des nouvelles classes dirigeantes, développe des techniques de propagande et d'intervention économique, brassant les élites... La Nation n'est pas un peuple ; c'est un idéal d'unité forgé autour d'un Etat... L'Etat s'incarne dans une caste de hauts serviteurs qui élaborent une règlementation économique des importations, des industries et des professions, et qui permutent de province à province pour mieux assurer la fusion des peuples... Pour définir cette unité neuve à partir d'un mélange et d'un brassage, il faut la faire incarner par un nouvel être pur, aussi pur que le peuple est mêlé : l'Etat [7]".

Pour l’Union Européenne qui déjà ne possède pas de langue commune et qui, avec les élargissements successifs, perd progressivement culture et religion commune, la réticence à adopter les symboles d’appartenance (l’hymne, le drapeau, ...) et donc de reconnaissance est sans doute symbolique d’un état des choses. Le drapeau européen est le drapeau de deux organisations distinctes du continent européen : le Conseil de l'Europe (47 États membres) et l'Union Européenne (28 États membres), ambiguité qui n’est pas pour renforcer, a fortiori construire une identité.

Lors des négociations [8], refuser d’introduire les symboles de ce qu’on entendait construire était un choix mortel pour l’unification institutionnelle d’un espace qui, de surcroît, ne cesse de se modifier. Comme si les gouvernements avaient peur d’une Europe unifiée dans laquelle les citoyens pourraient se reconnaître. Et envers laquelle ces derniers auraient dès lors davantage d’exigences. Les euro-sceptiques n’ont pas tardé à s’en apercevoir. Tirant parti du fait que la France n’avait reconnu ni le drapeau ni l’hymne européen, le leader de la France Insoumise Mélanchon menaçait en 2017 de faire retirer le drapeau européen de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale.

Le danger n’a pas échappé au Président français Macron qui, pour écarter le danger, a annoncé au Conseil Européen du 19 octobre 2017 que la France rejoignait la Déclaration 52 annexée au Traité de Lisbonne signée le 1er décembre 2007 par seize pays, la Belgique, la Bulgarie, l'Allemagne, la Grèce, l'Espagne, l'Italie, Chypre, la Lituanie, le Luxembourg, la Hongrie, Malte, l'Autriche, le Portugal, la Roumanie, la Slovénie et la Slovaquie : “Le drapeau représentant un cercle de douze étoiles d'or sur fond bleu, l'hymne tiré de «l'Ode à la Joie» de la Neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven, la devise «Unie dans la diversité», l'euro en tant que monnaie de l'Union Européenne et la Journée de l'Europe le 9 mai continueront d'être, pour eux, les symboles de l'appartenance commune des citoyens à l'Union européenne et de leur lien avec celle-ci”.

Références
[1] Zumthor P., La mesure du monde, Paris, Seuil, 1993 (cité ds Libération, Paris, 7/10/93).
[2] Zumthor P., ibid., 7/10/93.
[3] Attali J., 1492, Paris, Fayard, 1991, p. 302.
[4] Une étude de l'enrôlement (par "contrainte", par "contrat" (mercenaires,...), par "adhésion" (cohérence avec l'espace significatif) ne manquerait pas d'intérêt, en particulier lorsqu'il s'agit de déterminer la disponibilité des populations à participer, en terme d'hommes, à l'effort de défense, et leur efficacité.
[5] "Le chevalier errant vainc l'espace, mais en même temps, il se dépossède de soi et remplit ainsi la fonction de rêve compensatoire, animé par le désir d'intégration de l'Autre et de l'inconnu grâce à la vertu de la chevalerie", ibid. 7/10/93.
6] D'après Zumthor P. (ibid. 7/10/93) qui poursuit "l'homme a véritablement changé de dimension en délaissant l'espace pour venir habiter le temps".
[7] Attali J., ibid., p. 339.
[8] Les premiers pays ont reconnu les symboles européens en 2007, disposition qui était contenue dans le projet de Constitution européenne rejeté par les Français en 2005. L'idée d'introduire le drapeau européen avec le drapeau français dans l'hémicycle avait été évoqué en 2007 mais le bureau de l'Assemblée s'y était opposé. Ce n’est qu’avec François Hollande que le drapeau européen est entré à l’Assemblée Nationale.