La galerie Perrotin Paris est heureuse d’annoncer l’ouverture d’une exposition individuelle des dernières créations d’Elmgreen & Dragset, la première organisée à Paris depuis l’installation d’un jour que le duo a montée au Grand Palais à l’automne 2016. Michael Elmgreen et Ingar Dragset travaillent ensemble une large palette de matières depuis plus de vingt ans. Ils créent des sculptures et des installations qui font souvent écho à la première période du land art ou à l’esthétique minimaliste, mais abordent des questions actuelles, sociales et existentielles, en rapport avec l’espace public et les designs du quotidien, et avec la façon dont ceux-ci influencent notre comportement et notre état d’esprit. Leurs nouvelles œuvres sculpturales reflètent là encore l’intérêt constant de ces artistes pour nos interactions avec le contexte spatial.

Dans une nouvelle grande installation au rez-de-chaussée de la galerie, l’ensemble de la salle paraît avoir avalé toute une portion de paysage urbain. Les éclats d’asphalte massifs, brisés, s’empilent tels les débris flottant après le passage d’un brise-glace arctique, et rappellent à la fois La Mer de glace (1824) de Caspar David Friedrich et les premiers projets de land art réalisés par Michael Heizer et Richard Long. Leurs surfaces planes et sombres sont insérées çà et là parmi les vestiges d’un mobilier urbain classique – le poteau d’un panneau de signalisation disparu, le métal tordu qui était peut-être auparavant un range-vélos. Ces éléments qui servaient autrefois à limiter et à encourager l’utilisation sociale de l’espace public ne sont plus là ou sont devenus inutiles. Que leur est-il arrivé, qui accuser, et qu’advient-il ensuite sont autant de questions que le visiteur est appelé à examiner.

D’un point de vue strictement formel, cette composition en noir, gris et argent possède une beauté unifiée. Pourtant, il est tout aussi évident que le public serait incommodé s’il devait rencontrer une accumulation similaire – quoique probablement moins propre – de débris dans la rue. À travers les décisions conceptuelles précises des artistes, nous sommes capables, en tant qu’observateurs, de percevoir cette image d’espace public dysfonctionnel d’une façon dangereusement plaisante. L’installation ne se contente pas de soulever des questions sur les espaces publics que nous partageons ; elle s’interroge également sur le cadre même de la galerie, en déplaçant les éléments brisés de la rue pour les présenter dans la grandeur bourgeoise d’une galerie privée. Le cube blanc contemporain figure très littéralement dans le travail suivant de l’exposition, un panneau de signalisation urbain en acier inoxydable poli, dépourvu d’instruction ou d’avertissement. Intitulée « Adaptation », cette nouvelle série de signalisation miroir réfléchit le contexte spatial : à la place d’un avertissement ou d’une instruction imprimés sur le panneau de signalisation, le visiteur verra son propre reflet dans l’espace. La signalisation de rue est réduite ici à une forme pure qui s’adapte à son environnement, et n’est plus un outil de contrôle et de direction.

Au premier étage, plusieurs fragments rectangulaires d’asphalte sont exposés, chacun encadré et placé au mur, tels des tableaux ou des reliefs. On peut y discerner des traces similaires aux marquages routiers faits à la peinture blanche. Mais à bien y regarder, il s’avère que ces dessins ne donnent strictement aucune instruction, ou qu’ils indiquent des directions irréalistes, voire absurdes. Un cercle apparaît sur une de ces créations, par exemple, tandis que sur une autre, deux lignes parallèles amorcent des arcs divergents, ce qui fait de ces symboles des abstractions géométriques plutôt que des règles de circulation. En présentant ces fragments indépendamment les uns des autres, les artistes attirent l’attention sur certains des aspects visuels les plus courants des infrastructures publiques, généralement conçus dans le seul but d’établir l’ordre public, et ils les modifient avec subtilité.

Dans l’autre salle de ce même étage, les œuvres de trois séries récurrentes trouvent de nouvelles significations tout en manipulant des éléments formels qui figurent dans le répertoire de ces artistes depuis deux décennies. Un bar oval avec tabourets et pompes à bière fait écho à Queer Bar/Powerless Structures, Fig. 21, de 1998. Il semble être en réalité l’évocation d’un bar par un designer minimaliste ; ses surfaces d’un blanc immaculé tachetées d’éléments en chrome nous indiquent que cette sculpture géométrique peut avoir une fonction dans le monde réel. L’humour de cette juxtaposition incongrue s’élève jusqu’à l’absurdité lorsque le visiteur se rend compte que les tabourets de bar sont coincés et inaccessibles dans cette boucle fermée, tandis que les pompes ne peuvent être utilisées que de l’extérieur : de ce fait, la configuration rejette la principale raison d’être de la structure.

Cette négation de la raison d’être essentielle des objets du quotidien s’inscrit également au cœur de la série « Powerless Structures », que les artistes ont commencée en 1997, avec l’installation d’un plongeoir dépassant d’une fenêtre avec vue sur la mer au Louisiana, le musée d’art moderne situé à Humlebæk, Danemark. Depuis, les plongeoirs et les piscines figurent parmi les tropes les plus explorés par le duo. Les trois sculptures de piscines à taille humaine présentées dans la salle suivante peuvent à première vue rappeler simplement aux visiteurs de la galerie les précédentes créations à grande échelle qui ont valu à Elmgreen & Dragset une certaine reconnaissance. Il s’agit notamment de Van Gogh’s Ear, une structure de près de 10 mètres de haut en forme d’oreille installée au Rockefeller Center de New York en 2016. On peut également évoquer la dernière demeure de Monsieur B., le mystérieux collectionneur que l’on voit flotter sur le ventre dans sa piscine : cette installation faisait partie de leur exposition pour les pavillons danois et nordiques de la Biennale de Venise 2009. Malgré une échelle humaine plus petite, ces œuvres évoquent magistralement des pensées et des sentiments variés et parfois contradictoires : des jours tranquilles et du temps libre au bord de la piscine ou une richesse clinquante et la volonté de dompter la nature, des lieux où oublier ses soucis ou des objets à convoiter, du danger ou de la joie. Les trois sculptures sont immédiatement reconnaissables comme images de piscines, mais leurs formes font également allusion à l’histoire de la sculpture moderniste.

Dans la salle suivante, trois œuvres d’art faites de plongeoirs seront installées verticalement : un plongeoir seul, une paire de plongeoirs suspendus côte à côte et un trio de plongeoirs présentés ensemble. Leur verticalité inhabituelle rend ces objets inutiles, mais surtout, cette orientation inscrit les planches colorées dans la tradition de l’abstraction occidentale. Alors qu’il se tient devant elles, l’esprit du visiteur peut s’égarer vers les toiles rayées de Daniel Buren ou les totems minimalistes d’Anne Truitt. Dans le même temps, l’œuvre faite de deux planches – appartenant à la série « Couples » des artistes – peut rappeler les appariements d’objets quotidiens par Félix González-Torres, notamment ces horloges murales perçues comme symbole d’un couple de même sexe. Ces œuvres ont inspiré plusieurs sculptures à « géométrie doublée » conçues dans un premier temps par Elmgreen & Dragset lorsqu’ils étaient eux-mêmes dans une relation amoureuse et artistique.

Le fait qu’ils déroulent cette métaphore en incluant des œuvres à une ou trois planches peut ainsi s’interpréter comme une reconnaissance poignante des nombreux chemins de vie possibles. Cette capacité à soulever des questions et à invoquer des histoires sans les résoudre est au cœur de toutes les œuvres présentées dans le cadre de cette exposition.