Il en va, dans la peinture de Tatiana Gorgievski, d’une énergie de la porosité. Le net ou le flou, les couleurs froides ou les couleurs chaudes, pulsent à travers la toile pour faire apparaitre ou disparaitre les corps. Ces derniers sont toujours à cheval entre une solitude radicale ou une fusion qui les dévore : ils veulent et ne peuvent pas être ensemble, ils cherchent autant à plaire qu’à fuir. L’artiste fonctionne sur un temps long de création, par fulgurances et latences, par superposition de fines épaisseurs picturales jusqu’à ce qu’une figure se distingue, raccrochée in extremis à la toile par un rehaut de couleur vive : une main rouge dans Mère et fils’ et Lunatum, une paupière luisante dans No guide no shelter ou une bouche vermillon dans Trying to be a woman’. Ces différents symptômes qu’on repère dans l’espace éthéré du tableau renvoient à une intensité d’affect qui est extrême, tout à la fois désirable et insoutenable : le bras enflé rougit, sous l’effet du plaisir ou d’une plaie qui se coagule.

Ce que permet la peinture, c’est de déposer des couches pour s’en couvrir à son tour, comme un voile ou un manteau. Seule la peinture peut également fondre et confondre les corps : elle est amniotique et rejoue l’échange silencieux de vie dans l’espace plasmatique. Les figures semblent happées, noyées ou avalées par la peinture selon des dynamiques différentes que l’on pourrait presque lire à travers la distinction entre l’absorption et l’engloutissement que Diderot compare aux matières de l’eau et du feu : si l’absorption consomme et détruit, l’engloutissement “enveloppe, emporte et fait disparaître tout d’un coup : ainsi le feu absorbe, pour ainsi dire, mais l’eau engloutit” (Diderot, Encyclopédie, 1751-1771).

Dans une conférence radiophonique de 1966 sur le “Corps utopique”, Michel Foucault, après avoir souligné que notre corps, ce lieu auquel nous sommes irréductiblement liés, nous suit partout où nous allons, montre que les utopies inventées par les hommes – celles des fées, des morts, de l’âme – ont pour fonction d’effacer ce poids du corps, de le transfigurer, ou de le faire disparaître. Pourtant, c’est dans l’acte d’amour que le corps est vraiment ramené à lui-même, cesse d’être dispersé et fantomatique pour s’apaiser et s’ancrer dans le présent : “Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l'amour, c'est sentir son corps se refermer sur soi, c'est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l'autre. Sous les doigts de l'autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l'autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées”.

Les figures anonymes de Tatiana Gorgievski, sans genre ni hiérarchie, semblent en général engoncés dans une peau qui est soit trop lâche soit trop serrée pour qu’elles s’y sentent à l’aise. Au sein du vide – que nul mur ou horizon ne vient délimiter –, la présence de ces êtres ne peut échapper au regard comme nul être n’échappe à soi-même. “Ce qui apparaît dans la honte, c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même. La nudité est honteuse quand elle est la patence de notre être, de son intimité dernière”, écrit Emmanuel Levinas dans De l’évasion, 1982. S’ils irradient de l’intérieur ou sont traversés par les organes translucides des autres, c’est que ces êtres ne s’incarnent plus physiquement dans une individualité et sont entièrement ouverts sur ce qui les entoure. C’est comme si on leur avait « fait la peau », comme des écorchés ou plus encore comme des êtres a-dermiques, sans membrane qui les sépare du monde. Leur surface perméable brouille les capteurs qui leur font percevoir ce qui leur est extérieur. Se découvrant nus, ils savent que le regard de l’autre peut se poser sur eux, pour les caresser ou les étouffer, leur donner le sentiment éphémère qu’ils ont un corps et qu’ils sont là. Tout semble se jouer au niveau de cette enveloppe sans peau qui voue les relations à l’échec: on ne peut s’approcher ou s’éloigner que de quelqu’un qui est séparé de nous.

(Texte par Elora Weill-Engerer)