Deux artistes travaillant au plus profond de la matérialité et de la texture présentent pour la première fois leurs œuvres dans le cadre d'un dialogue. Les peintures de Clara Brörmann et les dessins et pièces textiles de Nino Kvrivishvili abordent l'abstraction de manière différente, tout en dégageant une même énergie pour le spectateur.

Comment faire face à l'état alarmant du monde d'aujourd'hui et comment continuer à faire de l'art ? Notre consommation quotidienne d'images est incessante et conduit à l'insensibilité et à l'indifférence. La communication mondiale n'a jamais été aussi accessible, mais jamais aussi dense. Les peintures de Clara Brörmann proposent une autre façon de communiquer et de regarder. Bien qu'abstraites, elles retiennent notre regard. Elles invitent à la lenteur, ouvrant un espace de contemplation comme alternative au défilement rapide d'images superficielles.

Les peintures de Brörmann sont construites d'une manière presque sculpturale - des couches d'acrylique et de peinture à l'huile sont placées les unes sur les autres, puis grattées à nouveau. Les gestes d'ajout et de retrait chargent la surface haptique d'un sens palpable du temps. Apparemment abstraites et plates, les surfaces présentent une complexité individuelle semblable à la peau humaine et forment des présences auxquelles le spectateur peut s'identifier. Leur physicalité fait appel à un désir de toucher, de réciprocité, de connexion.

La surface des œuvres de Nino Kvrivishvili a une texture très différente. Elle travaille d'une part avec le dessin et d'autre part avec le textile. Dans son pays d'origine, la Géorgie, l'industrie textile était importante il y a plusieurs décennies, mais elle a aujourd'hui complètement disparu. La recherche sur cette histoire particulière et la collecte de souvenirs personnels des anciennes générations qui ont travaillé dans ces industries ont inspiré sa pratique pendant des années, qu'il s'agisse de collages présentant des fragments de vieilles photographies de magasins de tissus ou de pièces tissées dont les formes font écho aux machines industrielles, aux bobines et aux détails des métiers à tisser.

Les images de sa série de peintures sur soie sont dépouillées de toute figuration, jusqu'à ce qu'il ne reste que leur essence. Les couches de signification derrière les images originales qui ont inspiré ces formes demeurent invisibles. Pourtant, la surface de la soie séduit le spectateur, suscitant un désir de toucher et de proximité. Ses œuvres textiles possèdent une qualité haptique remarquable, proche de celle des peintures de Brörmann. Les motifs répétitifs des dessins et des tissages de Kvrivishvili renvoient à l'essence même de la conception textile. La répétition crée un rythme méditatif et contemplatif, contredisant ainsi le rythme rapide de la production industrielle et ouvrant un espace de réflexion sur le travail (industrialisé ou manuel) et sa place dans la société.

Comme la mousse à mémoire de forme, les œuvres des deux artistes reflètent des histoires personnelles et collectives. Les surfaces contiennent dans leurs couches une mémoire préservée du corps en mouvement et en mutation de l'artiste. Elles conservent les traces - visibles et invisibles - de l'endroit et de la manière dont leurs mains ont manipulé les matériaux. En tant que spectateur, la présence palpable du travail manuel crée un lien qui transcende la texture de l'œuvre - de l'humain (artiste ou travailleur) à l'humain (spectateur et contemplateur). Les œuvres de Brörmann et de Kvrivishvili nous invitent donc à réfléchir à notre propre position de spectateur : comment regardonsnous ? Comment percevons-nous l'art, notre histoire politique, la matérialité de nos souvenirs ? Quelle position décidons-nous d'adopter dans cette société de l'image ? Que regardons-nous vraiment et qui nous regarde en retour ?

(Texte de Tamara Beheydt, juillet 2025)