Cet été, j’ai emmené mes enfants visiter l’Andalousie, en Espagne. Plus particulièrement la ville côtière d’Almería, connue pour ses belles plages et ses eaux cristallines. Elle est peu fréquentée par le tourisme de masse. Les plages sont encore sauvages : nul besoin de marcher sur des corps ni de se serrer les uns contre les autres pour dégoter une petite place où enfin planter son parasol.

Entre les séances de bronzette et la dégustation de délicieux tapas, fidèle à mon job d’agent d’artistes, je nous ai programmé quelques événements culturels : concerts de musique classique sur la place de la Constitution, séances de cinéma en plein air sur la place de la Cathédrale, visite de l’incroyable Alcazaba…

Parmi ces activités riches en patrimoine artistique et culturel, il y a la procession de la Vierge del Carmen d’Almería. J’ai hâte d’y participer et de prendre des vidéos et photos insolites pour les partager avec mon fan club sur les réseaux sociaux.

Je consulte le programme : le cortège démarre à 17 h 30 depuis l’église de la Vierge del Carmen, à environ un kilomètre du port.

Mes filles n’étaient pas très chaudes pour m’accompagner. Mais la promesse d’une bonne glace chez Helados del Desierto était irrésistible.

Nous sommes arrivées vers 17 heures : déjà noir de monde sur le parvis de l’église. J’ai l’impression que tout Almería s’est donné rendez-vous ici.

Devant la porte d’entrée, j’aperçois le cortège de la Vierge del Carmen. Elle est belle, vêtue d’une robe blanche, une couronne sur la tête qui brille de mille feux.

Jolie observe la statue et demande :
— C’est son enfant que la Vierge tient dans ses bras ?

Lou plisse les sourcils et répond avec l’air blasé caractéristique des ados qui savent tout sur tout :
— T’es bête ou quoi ! Elle est vierge, ça ne peut pas être le sien.

Jolie insiste :
— Et la vierge Marie alors ? Jésus était bien son fils ?

Je laisse échapper un petit soupir discret, mais surtout désespéré. Si mon pasteur, Patrice Martorano, les entendait !

Nous nous faufilons le long des trottoirs et patientons. Je balaie la foule du regard : les femmes agitent énergiquement leurs éventails, bavardent entre elles, larges sourires aux lèvres. C’est beau, l’espagnol, pensé-je : ça sonne comme le chant des oiseaux.

Après une bonne trentaine de minutes de patience, j’entends la musique jouée par une fanfare, tous vêtus de blanc. Puis le cortège s’avance, porté par une dizaine d’hommes et de femmes. À sa tête, quelques hommes, politiciens ou sponsors, je suppose, leurs costards-cravates en décalage total avec la tenue estivale de la foule : shorts, T-shirts, robes courtes.

Enfin le cortège passe devant nous.

Je suis dans l’ambiance, je fais comme tout le monde, j’applaudis, je lance des hola joyeux par-ci, par-là.

Soudain mon regard s’arrête sur une femme aux yeux bandés, marchant derrière le cortège. La musique guide ses pas.

Un autre détail me terrifie : elle marche pieds nus sur le goudron brûlant. Je souffre pour elle.

Mon cœur s’accélère : derrière, une autre femme, les yeux bandés, guidée par un enfant. Elle aussi marche pieds nus.

Toute mon attention se concentre désormais sur ces femmes, avançant à l’aveugle, pieds nus sous une chaleur écrasante.

J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal pour elles.

Jolie me presse légèrement la main et demande :

— Mère, pourquoi ont-elles les yeux bandés ?

Lou ordonne :

— Regarde leurs pieds !

Jolie n’avait pas remarqué ce détail avant que Lou ne le signale. Par curiosité, elle retire son pied de sa tong et le pose sur le sol.

Elle hurle :

— Aïe aïe aïe ! Ça brûle !

Lou éclate de rire.

Nous suivons le cortège jusqu’au port. Mais l’entrée y est réservée aux pèlerins et au personnel. Sur l’eau, j’aperçois beaucoup de bateaux : Carmen est la patronne des pêcheurs.

Au moment de la mise à l’eau de sa statue, j’attends des applaudissements et des cris de joie pour faire vibrer le ciel bleu d’Almería.

J’aimerais demander à la femme à côté de moi pourquoi il faut se bander les yeux et marcher pieds nus. Mais je me retiens : ce serait déplacé de déranger quelqu’un en pleine conversation spirituelle avec la Vierge. Et il faut avouer que mon espagnol est beaucoup trop pauvre pour demander et surtout comprendre le sens profond de cette procession.

Cette nuit-là, je n’ai pas trouvé le sommeil. Des questions sans réponses trottaient dans ma tête.

Que demandent ces femmes à la Vierge del Carmen ? Est-ce que la récompense en vaut la chandelle pour s’infliger une telle souffrance corporelle ?

J’ai fait une liste des réponses possibles :

  1. Que la Vierge guérisse une maladie incurable pour elles-mêmes ou un membre de leur famille.

  2. Rencontrer l’amour.

  3. Avoir un enfant.

  4. Réussite professionnelle.

  5. Gagner au loto.

Et vous, pour quelle raison seriez-vous prêts à marcher dans le noir, pieds nus sur un sol en feu ?