Note préliminaire : Je tiens à remercier Mme. Madelín Zeida. Ces brèves réflexions sur le naturalisme et le surnaturalisme font suite à sa conférence Les Égyptiens dans le Traité de Philon contre Flaccus: Les Passions et le Serpent, présentée le 27 juin 2025 au Cercle de Philosophie de la Nature.
Parmi les différentes idées qui me sont venues à l’esprit en écoutant cette réflexion sur la relation des anciens Égyptiens avec la philosophie et la nature, deux constantes se font jour: primo, la distinction entre le naturel et le surnaturel; secundo, combien il est difficile pour tant de personnes, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, d’accepter que les formes de tout ce qui existe et l’ordre de la nature soient naturels.
Pour les naturalistes il n'y a qu'un seul monde dans lequel tout ce qui existe est naturel. Nous verrons bientôt ce que l'on peut comprendre par «nature» et «naturel». Il existe différentes manières de concevoir ces concepts. Or, compte tenu des philosophies égyptienne et grecque, je pense que pour examiner ces significations nous devons essentiellement nous poser ces deux questions: 1) Les formes des choses et l'ordre du monde sont-ils aussi incréés du néant et aussi naturels que la matière première ou matière puissance des choses? 2) La conscience humaine est-elle aussi naturelle que le corps?
D’après les naturalistes, la conscience humaine est aussi naturelle que le corps et émerge de plusieurs autres strates naturelles: la physico-mathématique, la physico-chimique, la chimico-biologique, la strate psychique et biologique et la socioculturelle. Cette émergence fait comprendre non seulement la dépendance de la conscience des autres strates, mais également les relations réciproques entre les différentes strates. Pour les surnaturalistes, par contre, la conscience humaine est surnaturelle, elle n’émerge pas de strates naturelles. Il existe au moins deux mondes: l’un, compréhensible par nos capacités sensorielles et rationnelles, et l’autre, au-delà de ces facultés, lequel, pour les croyants, est accessible, au moins en partie, grâce aux révélations de la divinité créatrice du monde, ou des mondes.
Selon les naturalistes, la matière première, brute, est structurée grâce à des formes naturelles et s'adapte à l'ordre de l'univers. Par contre, selon les croyants d'hier et d'aujourd'hui, le monde, avec son ordre, a été créé par une divinité, soit à partir du néant absolu, soit à partir d'une matière puissance sans forme ni ordre. Si le monde n'a pas été créé à partir du néant absolu car on pense que la matière n'a ni commencement ni fin, alors les surnaturalistes croient que c'est la divinité qui, avec son logos, est l'auteur des formes de toutes choses et l’organisateur de l'ordre du monde. Parmi beaucoup d'autres, selon Platon, les stoïciens et Philon d'Alexandrie, la divinité est une artisane, une démiurge. Elle ne crée pas l'univers à partir du néant absolu ; elle crée les formes de toutes choses et l'ordre du monde.
Dans ce contexte, Aristote constitue une exception notable. Pour lui, tout ce qui existe est la conséquence de quatre causes naturelles: la cause matérielle, la cause efficiente, la cause formelle et la cause finale. L’univers, selon lui, n’aurait pu être créé à partir de rien. Il convient de noter que la science et la métaphysique naturalistes de l’Antiquité, du Moyen Âge, de l’époque moderne et de l’époque contemporaine ont hérité d’Aristote de nombreuses intuitions et idées essentielles. J’ai l’impression qu’il y a là un manque de reconnaissance de la valeur métaphysique et scientifique du Stagirite.
Dans le cadre du naturalisme on peut considérer que l'évolution biologique a créé, pour ainsi dire, un monstre: l'homme. Il est doté d'une conscience et de systèmes symboliques lui permettant d'exprimer des questions qui nous paraissent rationnelles, d'élaborer d'importantes énigmes, dont plusieurs resteront probablement à jamais sans solution rationnelle. Par exemple, quel est le sens de la vie? À quoi bon se sentir et savoir que l'on est vivant si tous les êtres vivants meurent? L'existence des énigmes a été largement développée par les sceptiques. Les surnaturalistes trouvent impossible de s'adapter aux énigmes, d'où la nécessité des croyances lorsque la rationalité atteint ses limites. (Apparemment il y a peu de sceptiques dans l'Égypte ancienne).
Revenons sur les critères permettant de distinguer le naturel du surnaturel, le profane du sacré. Il faut, entre autres points essentiels, (I) distinguer les propositions pourvues d’un sens littéral de celles à sens figuré, et (II) il faut élaborer des critères de vérité universellement convaincants.
Rappelons qu'une proposition littérale est une proposition dont le sens est indépendant de tous les contextes dans lesquels elle est utilisée. Par exemple, «l'homme est un mammifère diurne». Au contraire, le sens et la référence d'une proposition figurative, métaphorique ou allégorique dépendent des contextes dans lesquels elle est utilisée et des connaissances et de l'imagination de ses interprètes. Par exemple (sourire) : «Cet enfant est un tremblement de terre».
Une proposition est vraie et universellement convaincante si son sens littéral répond à au moins un critère de vérification, si elle est conforme au fait ou au phénomène auquel elle se réfère.
La philosophie rationnelle et la science font de leur mieux pour répondre à l'exigence de vérification. C'est pourquoi, au moins depuis l'ère moderne, la nature a été définie comme ce qui est accessible à la science, et le naturalisme est la doctrine métaphysique rationnelle, l'ontologie et l'épistémologie des sciences naturelles.
Pour ma part, je pense qu'il existe une continuité entre science et métaphysique. C'est pourquoi je ne réduis pas le naturalisme à ce qui peut être vérifié exclusivement par des méthodes scientifiques. Remarquez qu'une intuition métaphysique rationnelle, scientifiquement indescriptible et invérifiable, est l’idée selon laquelle il existe une continuité naturelle et réelle entre les strates naturelles décrites par les sciences, de la physique-mathématique à la psychologie et aux sciences sociales. Cette intuition de la continuité naturelle est indescriptible pour deux raisons: premièrement, parce que nous ne disposons pas de tous les concepts nécessaires et adéquats pour combler les lacunes entre les concepts des sciences établies; deuxièmement, et cette raison est plus déterminante, parce que nos systèmes symboliques sont composés d’éléments discrets.
Comment décrire un événement continu, par exemple la continuité de ma conscience, avec des unités symboliques discrètes? Prenons, par exemple, la discontinuité des mots du langage et la discontinuité des points mathématiques.
Étant donné l’impossibilité de décrire scientifiquement et en détail la continuité naturelle, le surnaturalisme continuera d’exister, même si, par exemple, en ce qui concerne la continuité entre le corps et la conscience, on sait qu’une mauvaise nouvelle, un événement psychosocial, peut altérer l’état physique du corps et tuer. Rappelons qu’un peu plus haut j’ai mentionné le fait que l’émergence de la conscience fait comprendre non seulement la dépendance de la conscience des autres strates, mais également les relations entre elles.
La recherche de propositions rationnelles dotées d’un sens littéral, de vérités prouvées et vérifiées, mission du naturalisme métaphysico-scientifique, diffère du surnaturalisme religieux, composé de propositions sur le sacré et le divin. Les propositions religieuses concernant le divin et le sacré expriment des émotions, des sentiments. Il s’agit en particulier d’exprimer la façon dont le destin de l’homme dépend de la divinité, expression souvent présentée de manière figurative, allégorique ou métaphorique. C'est pourquoi, dans diverses cultures et à travers diverses époques, les religions ont été et sont encore considérées comme des poèmes.