If you know the enemy and know yourself,
you need not fear the result of a hundred battles.
If you know yourself but not the enemy,
for every victory gained you will also suffer a defeat.
If you know neither the enemy nor yourself,
you will succumb in every battle.

Si vous connaissez l'ennemi et que vous vous connaissez vous-même,
vous n'avez pas à craindre le résultat de cent batailles.
Si tu te connais toi-même et que tu ne connais pas l'ennemi,
pour chaque victoire remportée, tu subiras aussi une défaite.
Si vous ne connaissez ni l'ennemi ni vous-même,
vous succomberez dans chaque bataille.

(Sun Tzu, The Art of War)

Gouvernements et institutions internationales reconnaissent à présent que le crime organisé, en ce compris la corruption et le blanchiment qui l’accompagnent, menace la sécurité des États. Les réseaux criminels sont en guerre contre la démocratie, espace de liberté régulé par un cadre légal.

La Convention de Palerme1, signée en 2000 et entrée en vigueur en 2003 et dont, en 2024, 184 États sont parties, offre aux États une base de commune pour collaborer entre eux contre le crime organisé qui se joue des frontières. Son article 2) définit un groupe criminel organisé comme suit: « un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel ».

Identifier clairement cette menace est fondamental. En effet, si la lutte contre l’ennemi ne se base pas sur une compréhension réaliste de la situation, on ne peut attendre aucun résultat de l’expertise opérationnelle, du soutien logistique et des ressources technologiques quels que soient leur importance et la compétence avec laquelle ces dimensions sont employées.

Depuis la chute du Mur de Berlin et l’explosion des moyens de communication, les grands réseaux criminels actifs sur la scène mondiale, cartels colombiens, mafias italiennes et russes, triades chinoises et autres réseaux asiatiques collaborent eux. Les démocraties doivent de plus en plus souvent défendre leurs valeurs et leurs structures face à des alliances entre guérillas, terrorisme et criminalité organisée, organisations criminelles à but économique et idéologique toujours plus intégrées, dans un environnement urbain souvent surpeuplé où les technologies sont à portée de tous.

Telle est l’échelle de la menace. On peut fermer les yeux sur ces réalités, on ne peut pas empêcher leurs conséquences d’agir sur notre sécurité. L’influence des réseaux criminels sur les crises internationales est à ce jour évidente.

De par nature, les réseaux criminels sont en guerre contre l’État de droit et, dès lors, contre les démocraties. Les scandales financiers ont ruiné des pans entiers de populations et démontré la perméabilité de l’économie légale à l’intrusion du crime organisé, défiant ainsi les principes mêmes de la libre économie de marché. Les trafics d’êtres humains ont simultanément fait passer en d’autres mains des secteurs entiers de l’économie (transports, etc.) et détruit la protection sociale à coup de concurrences non seulement déloyales, mais aussi illégales.

L’analyse des liaisons dangereuses entre responsables politiques, économiques et judiciaires a mis en évidence des blocages dans les enquêtes financières, qui ont pour conséquence la persistance et l’expansion de puissantes organisations criminelles masquées dans les replis de la finance et dont les métastases se propagent à la vitesse de la lumière.

Grâce à une même passivité, sinon même à la complicité de fonctionnaires, policiers ou magistrats, plus impressionnantes encore sont les intimidations de fonctionnaires intègres et soucieux de l’intérêt public, de la main occulte d’organisations qui n’hésitent pas à tuer, fortes de leur impunité. Accidents, incitation au suicide d’origine criminelle font partie de l’arsenal du crime organisé qui agit dans l’ombre et tue en veillant à garder les mains blanches. Dans la plupart des cas, ces violences invisibles (à tout le moins à ceux qui évitent de regarder) restent impunies, couvertes de l’aveuglement volontaire d’autorités publiques complaisantes ou complices.

Ce sont là les dommages causés par ces réseaux lorsqu’ils sont infiltrés dans les structures de nos démocraties. Des hommes perdent la vie, souvent parmi ceux qui avaient pour première préoccupation l’intérêt collectif. D’autres sont ruinés, des secteurs de l’économie sinistrés. Avec pour conséquence que les citoyens perdent confiance dans leurs institutions, confiance indispensable à toute vie dans une démocratie digne de ce nom.

Ces processus, tapis sinon souvent occultés en Occident, sont immédiatement devenus visibles à l’Est avec la chute du Mur de Berlin, parce qu’ils y ont été menés plus vite et plus loin. Des pans entiers de la population y vivaient et y vivent encore sous le seuil de pauvreté : en Albanie après l’effondrement des pyramides financières ; au Monténégro, où le trafic de tabac nourrissait l’écart de revenus entre la population et les hommes au pouvoir, écart qui depuis lors n’a fait que s’accroître ; dans toute la zone des Balkans, où les réseaux criminels en sont arrivés à entretenir les guerres pour préserver leur part personnelle des marchés ; en Bulgarie, la corruption qui entrave jusqu’à ce jour le développement économique et la crédibilité de l’État a retardé les processus d’adhésion à l’UE et à l’OTAN.

Dans toute la zone où opère la mafia russe, le pouvoir est confisqué par ceux qui jouent en dehors des institutions. Et cette zone à présent s’étend à l’ensemble de l’Europe, traversant par ailleurs l’Atlantique où des pans entiers de la finance y ont été cooptés.

Un million de morts en Afrique centrale, nombre qui recommence à croitre, n’aurait pu avoir lieu sans les trafics d’armes à travers les frontières, en provenance du continent européen, où d’importants crédits sont simultanément engagés, formellement à tout le moins pour le développement de ce même continent. En Afrique centrale, l’État de droit ne réussit pas à s’imposer. Des bandes rivales soutenues par les trafiquants d’armes au bénéfice de prédateurs étrangers laissent ainsi la place à la violence et aux profits qu’elles tirent des colonnes du désespoir, assiégeant par ce moyen les frontières du continent européen.

En Amérique latine, les gouvernements légalement élus fatiguent à exercer le pouvoir, face au risque de se voir à tout moment renversés par des rivaux nourris par les cartels de la drogue, contrôlant ainsi à leur tour des pans entiers de populations des deux côtés de l’Atlantique.

Ce qui était précédemment un problème national est aujourd’hui devenu un problème international.

De même que des journalistes sont assassinés en Amérique latine pour avoir dénoncé la puissance des cartels de la drogue, des journalistes le sont à présent aussi en Europe2 de même que des avocats3 lorsqu’ils tentent de mettre au jour les relations incestueuses entre mafias italiennes et russes, et leurs protecteurs infiltrés dans nos institutions. But ? Maintenir ainsi sous contrôle et « en sécurité » les fonctionnaires publics qui, sous la menace ou par intérêts, regardent et laissent faire, armée de l’ombre nécessaire aux organisations criminelles pour escalader nos institutions démocratiques.

Connaissez votre passé, vous comprendrez votre présent et, à politiques inchangées, verrez votre futur. L’alerte n’est pas récente. C’est en 2002 que Johan Leeman à la lumière des trafics d’êtres humains qu’il était chargé de suivre pour le gouvernement belge déclarait :

On se dirige dans certains cas vers une mafia d’un genre nouveau : un groupe de personnes puissantes, organisées de manière formelle ou informelle, cherche tout simplement à exploiter au maximum les lacunes des réglementations nationales ou supranationales en vue d’engranger rapidement des bénéfices considérables. Un degré d’infiltration suffisant du monde politique, judiciaire, médiatique empêche que les activités, très complexes et aux ramifications innombrables, ne soient vraiment passées au crible, ce qui permet au groupe de conserver sa position de force et de marginaliser en temps voulu ceux qui critiqueraient ses activités4.

La même année, dans le cadre d’une étude sur d’éventuelles mesures à prendre par l’OTAN contre le crime organisé (2002), le constat d’un haut fonctionnaire du Ministère norvégien de la Justice Sven FAGERNES, en décrivait comme suit les conséquences sur nos sociétés5:

Les tendances récentes dans le comportement des personnes impliquées dans la grande criminalité comprennent le professionnalisme croissant des criminels et l'évolution des structures et des stratégies des groupes criminels organisés. En outre, l'utilisation de spécialistes d'autres domaines que la criminalité pour créer des réseaux plus souples, peu structurés et non hiérarchiques, souvent fondés sur l'appartenance ethnique, témoigne d'un professionnalisme croissant. Ces réseaux sont très flexibles et peuvent se reconstituer rapidement si un élément ou une personne est éliminé(e).

L'exploitation de la technologie permet en outre de commettre des crimes, en plus de l'utilisation d'armes. Les criminels profiteront des failles juridiques, des différences de lois et d'impôts, tout en identifiant les paradis sûrs qui autorisent les lois sur le secret bancaire afin de dissimuler leurs activités. La multiplication des organisations semble indiquer qu'il est probable que les organisations basées au Brésil et en Afrique se développent également à l'avenir.

Compte tenu de ces facteurs, nous pouvons identifier certains aspects de la criminalité organisée transnationale. Les organisations criminelles peuvent être plus efficaces lorsqu'elles opèrent également au-delà de leurs frontières nationales. Par exemple, il y a encore quelques années, le crime organisé en Italie reposait sur quatre organisations italiennes : la mafia, la 'ndrangheta, la camorra et la sacra corona unita. Dans certaines régions d'Italie, des groupes similaires originaires d'Albanie, de Russie, d'Ukraine et de Chine ont pris le relais. Ces organisations italiennes ont non seulement interagi avec ces nouveaux venus, mais aussi avec des groupes d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du Sud.

Nous pouvons conclure en observant le taux de chômage « officieux » (30 à 40 %) de certains pays d'Europe centrale et orientale dans les régions d'Afrique et d'Asie. Compte tenu de la facilité relative de voyager d'un pays à l'autre, il est très facile pour les organisations criminelles de recruter et de former de jeunes soldats « pour faire tourner l'affaire ».

La criminalité organisée a un impact sur les États à bien des égards ; les groupes criminels ne respectent pas les frontières. Ils utilisent leurs propres canaux pour faire entrer illégalement des marchandises dans le pays. L'activité criminelle transforme l'ensemble des valeurs et des attitudes de la société.

La criminalité organisée peut provoquer différents types de fractures territoriales au sein d'un pays en encourageant des comportements et des attitudes illégaux qui opposent différents groupes de la société. Elle profite des migrations qui ont eu lieu au cours des dernières décennies. Des problèmes de xénophobie peuvent alors émerger, entraînant des actes de violence d'extrême droite et des confrontations sociales, ce qui provoque une rupture de la cohésion sociale, qui est pourtant nécessaire à la démocratie.

La criminalité organisée a un impact sur les institutions politiques. Les groupes criminels influencent la prise de décision des pouvoirs publics. Ils tentent de créer leur propre système judiciaire afin de faire tourner les rouages de l'État à leur avantage. Les personnes impliquées sollicitent les autorités pour qu'elles appliquent des accords qui les aident à éliminer la concurrence et à régler les conflits. Le système de justice parallèle qu'ils mettent en place pour atteindre cet objectif entrave la capacité des États à gouverner leurs propres sociétés démocratiques.

Un système juridique national efficace est essentiel dans la lutte contre la criminalité. Il définit ce qui est légal et ce qui ne l'est pas, en vertu du droit réglementaire et du droit pénal national. Les lois nationales créent, limitent ou suppriment des droits ou des privilèges. Elles confèrent des pouvoirs et des responsabilités et prévoient des garanties.

Le système juridique impose également des obligations et prévoit des sanctions civiles et pénales en cas de non-respect des lois. Il met en place les institutions et le cadre juridique nécessaires à leur fonctionnement. Les enquêtes criminelles et les poursuites judiciaires qui s'ensuivent relèvent principalement de la responsabilité des autorités civiles, en particulier de la police.

Face à ces nouveaux défis, une vision renouvelée est nécessaire, qui nécessitera la coopération de toutes les parties de la société via un programme de sécurité nationale soigneusement préparé, ainsi que via la coopération internationale. Le recours généralisé à la violence conduit à l'instabilité. La société considère les organismes de droit civil comme incompétents, car ils ne peuvent pas (ou ne veulent pas) mettre fin à la violence et résoudre le problème. Lorsque les organisations criminelles atteignent une taille considérable, elles peuvent créer des armées privées pour étendre leur emprise. Les groupes criminels sont difficiles à démanteler ou à paralyser, car ils dépassent totalement le pouvoir de l'État.

Voilà ce qu’on savait déjà en 2002, et ce jusqu’à la pointe glacée au nord de l’Europe, qui à l’époque n’attirait pas encore les appétits. … Faut-il s’étonner que ces dernières années on tire dans les rues de Bruxelles, au cœur d’une Europe aujourd’hui menacée par la guerre venue de l’Est, autour d’un quartier sur lequel la finance criminelle a mis la main au service des ennemis de la démocratie6 ?

En 2022, il y avait eu 85 « faits de tirs » et 108 en 2023, entraînant respectivement 3 décès et 26 blessés en 2022, et 4 décès et 27 blessés en 2023, « La nouvelle violente fusillade de Saint-Gilles marque l’insuffisance de la stratégie des hotspots à Bruxelles !7 » « 89 fusillades et 9 décès ont été recensés par le parquet de Bruxelles pour l'année 2024, sur base de chiffres de la police fédérale8 ».

« Know your enemy ». Identifier clairement la menace est fondamental. Si la lutte contre l’ennemi ne se base pas sur une compréhension réaliste de la situation, on ne peut attendre aucun résultat de l’expertise opérationnelle, du soutien logistique et des ressources technologiques quels que soient leur importance et la compétence avec laquelle ces dimensions sont employées.

« And know yourself ». Par où commencer ? Garantir la protection des fonctionnaires qui refusent l’intimidation et le chantage, afin d’ébranler la protection de la corruption qui contrôle nos institutions assoupies depuis la chute du Mur de Berlin. Pour certains de nos Etats de l’ « Europe démocratique », il est passé minuit moins une.

Notes

1 United Nations Convention against Transnational Organized Crime, Palerme, 2000.
2 Daphne Caruana Galizia, a Malte le 16/10/2017, Jan Cuciak, en Slovaquie, le 02/02/2018.
3 Derk Wiersum, au PAYS BAS, le 18/0/2019.
4 J. Leeman, ds L’Etat Gruyère, éd. Mols, 2002.
5 Contribution of Sven Fagernes, then Secretary General of the Ministry of Justice (Norway) to the NDC study “What should NATO response be to the challenge of organized crime”, Rome, January 2002.
6 « Certains «spots» de vente rapporteraient jusqu’à 120.000 euros par jour aux malfrats qui, via leurs réseaux de dealers, revendent la cocaïne et d’autres stupéfiants arrivés en bonne partie par le port d’Anvers ». Virgule.lu
7 Et si le problème n’était pas les dealers (il n’en est que le symptôme), ni le trafic de drogue (il y participe) mais ces maitres qui activent la finance criminelle et se sont installés dans cette commune. Sudinfo.be
8 89 fusillades et 9 morts: le bilan sanglant de Bruxelles en 2024. Virgule.lu