L’économie du développement, et plus généralement la pensée du développement, ont profondément changé depuis leur apparition comme sous-discipline de l’économie à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Depuis lors, un point du débat reste controversé : peut-on ériger les politiques ayant permis le succès et la viabilité du développement des premiers pays qui se sont industrialisés en références absolues pour les pays en développement, ou les trajectoires empruntées par ces derniers sont-elles suffisamment différentes pour garantir des approches véritablement alternatives ? Plus que ceux des autres continents, les pays d'Afrique se sentent interpellés par ces interrogations, d’autant plus qu’elle a constitué le champ d’expérimentation des différents paradigmes du développement qui se sont succédés et qu’elle ne cesse de s’interroger sur les causes de l’échec des politiques de développement entreprises depuis les indépendances.

Des paradigmes du développement à la nécessité d’une réflexion sur l’ontologie sociale

La difficulté ici vient du fait que les normes du développement ont toujours été fixées par les sciences économiques et le sont encore aujourd’hui, si l’on s’en tient à ce que proposent les grandes organisations internationales et les bailleurs de fonds. Pourtant, l’histoire des théories économiques du développement n’est pas un fleuve tranquille où règne l’unanimité. Elle est constituée d’une succession de paradigmes en compétition, qui ne décrivent pas le développement de la même manière. Diana Hunt (1989) propose un classement qui se décline en six paradigmes : le paradigme du noyau capitaliste en expansion, le paradigme structuraliste, le paradigme néo-marxiste, le paradigme des dépendances, le paradigme maoïste, le paradigme des besoins fondamentaux. Le structuralisme et le néo-marxisme attribuent tous deux les causes du sous-développement à la structure du système commercial mondial, établi en faveur des intérêts des pays industriels avancés (les centres) qui extraient le surplus des pays sous-développés (les périphéries).

Cependant, alors que le structuralisme met l'accent sur les structures du marché intérieur, le paradigme néo-marxiste considère que le modèle de contrôle des classes sur le surplus économique est le plus important. Les structuralistes ont donc cherché à jouer un rôle actif dans la réforme des politiques au sein du système économique international, tandis que le paradigme néo-marxiste conclut que la seule voie de développement consiste à se retirer du système capitaliste international pour emprunter une voie de développement socialiste fondée sur le contrôle par les masses du surplus économique.

Dans une publication datant de 2018, l’OCDE présente un aperçu historique des paradigmes du développement depuis 1940. Le texte distingue cinq écoles de pensée que traversent trois grands débats. Le premier débat englobe à la fois la durée et les objectifs du développement (accent sur les moyens ou sur les buts). Le deuxième débat traite du rôle des États et des marchés, et du rôle de chacun dans le développement. Enfin, le troisième débat porte sur l’importance de l’environnement international par opposition au contexte intérieur – en clair : l’importance du « degré d’ouverture » – pour le développement national. Les cinq paradigmes du développement ont été marqués par l’invention en 1934 par Simon Kuznets, de la notion de PIB que la conférence de Bretton Woods (1944) va adopter comme l’indicateur du développement des pays et par la réussite du plan Marshall (1948). Les voici tels que déclinés par l’OCDE :

  • Industrialisation, croissance et modernisation (années 1940-1950)
  • Transformation structurelle (années 1960)
  • Indépendance accrue des économies en développement (années 1970)
  • Stabilité macroéconomique : Consensus de Washington (années 1980-2000)
  • Développement par objectifs (années 2000-présent).

Au cours de la période étudiée ici, il apparait clairement que la pensée du développement a connu des évolutions. Après la deuxième guerre mondiale, l’accent est mis sur l’industrialisation, la modernisation, la planification et la croissance (paradigme 1 : Harrod-Domar, Solow-Swan, Rostow) et le problème du sous-développement se pose en termes de manque de capitaux et d’investissement. A partir des années 60, l’accent se portera plutôt sur les changements structurels et la pauvreté (paradigme 2 : Lewis, Chenery, Haris-Todaro). Le sous-développement ne tient plus seulement au manque de capitaux, mais aussi à la faiblesse de la productivité et à la mauvaise affectation des ressources. Les années 70 vont connaitre une autre modification de la théorie du développement par laquelle l’accent est mis sur les différences entre pays développés et pays en développement (paradigme 3 : Prebisch, Hirschmann). Le problème tient désormais au fait que les économies développées tirent structurellement davantage profit que les économies en développement des échanges internationaux. La crise de la dette en Amérique latine (1982) va induire un nouveau changement de paradigme et l’accent est mis sur les marchés nationaux, les institutions, la technologie et l’innovation (paradigme 4 : Consensus de Washington). Le problème du développement, quant à lui, va tenir au fait que les marchés nationaux des économies en développement ne sont pas adaptés à la croissance axée sur les exportations. Seulement la chute du mur de Berlin, quelques années plus tard (1989), va susciter une modification de ce paradigme qui va considérer désormais que le problème tient aux institutions et au manque de connaissances, compétences et capacités de recherche. Enfin, en 2001, nait le paradigme actuel qui met l’accent sur la mise en œuvre des stratégies par objectifs. Il va dans un premier temps introduire les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) puis depuis 2016, les Objectifs du Développement Durable (ODD).

Loin de questionner le sens, la nature et les implications de ces changements de paradigmes, la pensée du développement s’est enfermée dans toutes sortes d’attitudes allant du pessimisme à l’autoflagellation face à la dure réalité de l’échec des politiques du développement. Axelle Kabou (1991) ira jusqu’à se poser la question de savoir si l’Africain n’est tout simplement réfractaire au développement. A l’heure où le panafricanisme et la théorie du complot connaissent un nouvel élan dans notre continent, le moment est peut-être venu de reprendre les questions liées aux causes du mal africain avec une perspective différente, celle qui consiste à interroger la théorie économique elle-même, son rapport à la réalité africaine et sa capacité à porter les transformations tant recherchées. Cette perspective ne doit pas être perçue comme une façon de se livrer à la politique de l’autruche. Notre espoir est que cette approche apporte une lumière nouvelle à la question du développement en Afrique. C’est une perspective qu’ouvre la philosophie de la nature. Pour cette raison, nous nous attaquons à la question de l’ontologie des sciences économiques. Le présent article est, en ce sens, le premier d’une série qui se propose de creuser la question.

Le réalisme critique et le constat de la faillite de l’économie standard

Le réalisme critique de Bhaskar (1978, 1979) est né de la vision d'une philosophie réaliste adéquate de la science, de la science sociale et de la critique explicative. Il procède d'une double critique des positions établies :

  • Contre le « réalisme empirique » (positivisme) et « l'idéalisme transcendantal » (constructivisme), le réalisme critique défend la nécessité de l'ontologie. Être réaliste en matière d'ontologie signifie être capable de parler et de comprendre l'être en dehors de la pensée et du langage humains. Il établit que les choses existent indépendamment de notre expérience et de notre connaissance de ces choses.
    Contre l'ontologie implicite des empiristes et des idéalistes, il plaide en faveur d'une compréhension structurée et différenciée de la réalité dans lequel la différence, la stratification et le changement occupent une place centrale.
  • L’importation de cette approche dans la philosophie des sciences économiques est l’œuvre de Tony Lawson, qui, en se situant explicitement dans le prolongement des positions de Roy Bhaskar, développe une critique de la science économique standard. Pour cette critique, la science économique, en tant que discipline académique est malade. Cette situation qui est maintenant largement reconnue, et qui fait l’objet de plusieurs ouvrages de Lawson (Economics and Reality. London & New York : Routledge, 1997; Essays on the Nature and State of Modern Economics. London & New York : Routledge, 2015 ; The Nature of Social Reality. Issues in Social Ontology, 2019) se caractérise par l’incapacité de la discipline à fournir une compréhension systématique et significative des soixante dernières années ou même plus. Depuis la récente crise économique, la plupart des observateurs informés, y compris de nombreux économistes universitaires, ont reconnu que la discipline est dans un état de délabrement. Cependant, très peu sont prêts à admettre ouvertement que les problèmes de cette discipline ont commencé bien avant la récente crise, qu'une incapacité à éviter de se fier à des hypothèses irréalistes et un échec continu à obtenir des informations explicatives ont été caractéristiques de l'économie universitaire pendant les 60 dernières années ou plus.

Pour conforter sa position, notre auteur va s’appuyer sur le témoignage de certains tenants de la science économique standard. Ainsi, Richard Lipsey reconnait qu’en économie, des anomalies, en particulier celles qui traversent les sous-disciplines et qui peuvent être étudiées avec différents niveaux de sophistication techniques, sont tolérées à une échelle qui serait impensable dans la plupart des sciences naturelles - et seraient considérées comme un scandale si elles existaient (Richard Lipsey 2001, 173, cité dans Lawson 2019, p. 22). Ou comme le dit Ariel Rubinstein au cours d’une cérémonie de remise de Prix Nobel aux côtés de John Nash, « La théorie économique manque de consensus quant à son objet et à son interprétation. Encore et encore, nous nous retrouvons à poser la question : où cela mène-t-il ? » (1995, p. 12, cité p. 22). Wassily Leontief, lauréat du Prix de la Banque de Suède en 1973, écrit :

Page après page des revues professionnelles de théorie économique sont remplies de formules mathématiques menant le lecteur des ensembles d'hypothèses plus ou moins plausibles mais entièrement arbitraires à des conclusions théoriques clairement énoncées mais non pertinentes ... Année après année, les théoriciens de l'économie continuent de produire des dizaines de modèles mathématiques et d'explorer en détail leurs propriétés formelles; et les économistes adaptent les fonctions algébriques de toutes les formes possibles à essentiellement les mêmes ensembles de données sans pouvoir avancer, de façon perceptible, une compréhension systématique de la structure et des opérations d'un système économique réel.
(Wassily Leontief, 1982, p. 104, cité p. 22)

Deux autres lauréats de la Banque de Suède, Milton Friedman (Prix Nobel 1976) et Ronald Coase (Prix Nobel 1991) déclarent dans la même veine :

L'économie est devenue de plus en plus une branche arcanique des mathématiques plutôt que de traiter de vrais problèmes économiques.

(Milton Friedman, 1999, P. 137 cité p. 23)

L'économie existante est un système théorique qui flotte dans l'air et n'a que peu de rapport avec ce qui se passe dans le monde réel.

(Ronald Coase, 1999, p. 2, cité p. 23)

Et Mark Blaug économiste anglais spécialiste de l'histoire de la pensée et la méthodologie économique de conclure :

L'économie moderne est malade. L'économie est devenue de plus en plus un jeu intellectuel joué pour elle-même et non pour ses conséquences pratiques sur la compréhension du monde économique. L'économie a transformé le sujet en une sorte de mathématiques sociales où la rigueur analytique est tout et la pertinence pratique n'est rien.

(Blaug, 1997, p. 3, cité p. 23)

Les conséquences de la négligence de l’ontologie en économie

Selon Tony Lawson, une caractéristique qui n'est généralement pas reconnue, est que cet échec persistant est dans une très large mesure le résultat d'une négligence ontologique soutenue. Non pas qu’il n’existe pas d’engagements ontologiques dans cette discipline. Le problème est que ceux-ci sont délibérément laissés de côté, comme un implicite non soumis à l’examen. Rarement, les économistes se sont interrogés sur la nature de l’être social en général. Plus grave, ils ne s’interrogent jamais sur la nature des composants spécifiques de leurs analyses. En conséquence, les pratiques et les méthodes d’analyse appliquées finissent par être en inadéquation avec les présuppositions ontologiques de la réalité sociale. En un mot la non prise en compte des questions ontologiques a tendance à conduire à l’incohérence analytique.

Or, l’ontologie est une investigation qui porte sur la nature, les constituants élémentaires et les modes d’être des phénomènes. La réalité sociale désigne tous les phénomènes dont l’existence dépend essentiellement des êtres humains et de leurs interactions. Pourquoi étudier la nature de la réalité sociale ? Cette question ouvre la première partie de The Nature of Social Reality (London & New York, Routledge, 2019). La principale raison avancée par l’auteur est que, comprendre la nature des phénomènes permet d’entrer en relation et d’interagir avec eux plus efficacement et en connaissance de cause. Il est certes tentant de penser que lorsque le but est simplement de bénéficier ou de jouir de la présence d’une chose (utiliser, appliquer, s’occuper de, jouer avec), aucune connaissance de sa structure et de ses mécanismes internes n’est nécessaire. Par exemple, traverser un pont, nager dans un océan ou grimper sur une montagne, utiliser son smart phone ou son téléviseur ou son ordinateur n’exigent pas d’en connaitre les constituants élémentaires et les structures sous-jacentes. Cependant, on ne peut pas négliger le fait que la connaissance intime des objets peut nous permettre d’en jouir plus conséquemment. Bien plus, lorsque l’objectif est d’aller au-delà de cette simple jouissance, pour viser la création et la transformation, cette compréhension plus profonde que nous procure l’ontologie devient une nécessité. Cette compréhension porte alors sur :

  • La nature des constituants des phénomènes.
  • Leur structure ou leur organisation interne.

La critique du mainstream (1) ou les limites du déductivisme en économie

Le projet du Réalisme Critique en économie se décline selon deux dimensions : une critique ontologique de la théorie économique standard et l’élaboration d’une ontologie sociale. Lawson (2003, p. 3) résume ainsi sa critique de la théorie standard dans les quatre propositions suivantes :

  • L’économie académique est largement dominée par un courant standard, une orthodoxie, dont l’essence réside dans l’insistance sur les méthodes de modélisations mathématiques et déductives ;
  • Le projet de la théorie standard, de l’aveu même de certains de ses représentants, ne se porte pas bien. Il est en échec au regard de ses propres critères d’évaluation, à savoir la faculté d'élaborer des prédictions testables et justes ;
  • L’une des raisons est que les méthodes déductives et mathématiques sont appliquées dans des conditions qui ne sont pas appropriées ;
  • En dépit de ses ambitions contraires, le projet de l’économie standard empêche l’économie d’exprimer son potentiel explicatif tout autant qu’il l’empêche de se constituer en science, au sens des sciences de la nature.

Quels sont les engagements ou les présupposés ontologiques de la méthode préférée des économistes, celle qui précisément procède par la modélisation mathématique ? La démarche standard de l’économie repose sur :

  • La prévalence des systèmes clos, notamment, des configurations dans lesquelles des régularités et des corrélations apparaissent. Pour les économistes, la réalité sociale consiste dans l’omniprésence des systèmes d’atomes isolés ;
  • Pour assurer, en retour, la consistance de la théorisation sur la base de ces systèmes clos, les entités ou les facteurs postulés sont formulés comme des atomes isolés ou indépendants. Un atome désigne ici un facteur qui, pour tout ensemble de conditions (X), a le même effet indépendant et invariant (Y) quel que soit le contexte ;
  • La stipulation selon laquelle tout facteur de ce type agit isolément est requise pour garantir que rien ne peut contrebalancer l’effet (Y) et pour rendre la déduction et la prédiction possibles : en effet, si (X) et (Y) vont toujours ensemble, alors par l’actualisation de Y, X et Y iront également ensemble (principe inductif de l’uniformité de la nature), (Lawson, 2019, p. 6). L’essence de l’économie standard réside donc, selon Lawson, dans son déductivisme, défini comme un type d’explication dans lequel les régularités de la forme « pour chaque événement x (ou son équivalent stochastique) il se produit l’événement y (ou son équivalent stochastique) » sont nécessaires. Il est facile, nous dit l’auteur, de constater que les formulations modélisées de l’économie moderne sont la manifestation de cet atomisme ontologique. Ces régularités sont considérées comme persistantes et sont traitées comme des lois, ce qui permet, lorsque les conditions initiales sont spécifiées, la déduction des conséquences ou la prédiction.

La critique du mainstream (2) ou les limites du formalisme en économie

Il y a plus. L’ontologie des atomes isolés ne sous-tend pas seulement les tentatives d’utilisation, par les économistes, des modèles théoriques décriés supra dans la représentation de la réalité sociale. Elle se trouve également à la base de l’utilisation de ces modèles dans la tentative de transformation du domaine social, de manière informée. La procédure utilisée peut alors être reconstruite de la façon suivante :

  • Les modèles sont des ensembles d’équations dans lesquels chaque équation met en relation certains phénomènes mesurables (les variables dépendantes), avec un certain nombre d’autres phénomènes (les variables indépendantes) ;
  • Certaines variables indépendantes sont considérées comme exogènes et sous le contrôle des décideurs (les taxes, les taux d’intérêt ou les niveaux de dépenses publiques). Les autres variables indépendantes ont des valeurs qui sont déterminées soit par l’utilisation d’équations additionnelles (dans lesquelles elles apparaissent désormais comme des variables dépendantes), soit en étant conjecturées par le modélisateur ;
  • Les conseils ou choix d’action à entreprendre sont obtenus par le choix de plusieurs ensembles de valeurs de variables exogènes et par simulation afin de voir comment vont se comporter les variables dépendantes, dans chaque cas ;
  • Le but de toute cette manœuvre est d’arriver à déterminer un ensemble de valeurs corrélées pour les variables indépendantes et pour les variables dépendantes correspondantes, permettant ainsi de faire des prédictions.

Il est alors clair que la structure de cette démarche signifie que l’accent est mis sur la prédiction, le contrôle et l’amélioration des évènements et non sur la transformation structurelle et l’émancipation/affranchissement. Comme on le voit, l’atomisme implicite reste la base essentielle, c’est-à-dire, celle sans laquelle la possibilité des simulations par le modèle ne peut exister. On comprend dès lors pourquoi les prédictions échouent le plus souvent dans les sciences économiques et pourquoi les pronostics changent le plus souvent. On comprend également pourquoi des modèles différents peuvent faire des prédictions contraires, comme on l’a vu pendant la campagne pour le « Brexit » au Royaume Uni de Grande Bretagne, où chaque partie prenante au débat a fait des prédictions contrastées des effets du retrait de l’Union Européenne.

Il est vrai que la description ci-dessus de la modélisation n’épuise pas la totalité des méthodes de modélisation. Il existe plusieurs types de modèles mathématiques et donc de méthodes de modélisation. Et certains modèles sont simulés de différentes manières. Mais, tous ces modèles reposent sur les mêmes engagements ontologiques, et tous sont essentiellement non pertinents (Lawson 2019, p. 8). Dans le cas des entreprises par exemple, souligne l’auteur, il est de pratique courante de procéder comme suit : les équations axées sur la production, ou « fonctions de production » (reliant la production / le rendement industriel à d’autres variables), ainsi que les « fonctions de coût », sont formulées et, par conséquent, après avoir fait des hypothèses sur les prix et peut-être d’autres facteurs, des « fonctions de profit » sont dérivées.

Esquisse d’une ontologie sociale

La démonstration de l’inadéquation de l’approche de la théorie standard, on l’a dit, se fait en deux temps : d’une part, révéler l’ontologie implicite que présuppose la théorie standard, et d’autre part, caractériser l’ontologie effective du monde social et montrer que cette dernière fait que la méthode déductive ne peut être appliquée que très rarement avec efficacité. Voyons maintenant comment le Réalisme Critique va caractériser le monde social. La réalité sociale, telle vue par cette approche est :

  • Processuelle (rejet de l’atomisme ontologique) : il s’agit plus précisément d’un processus transformatif. La réalité sociale partout se révèle être un processus transformateur (tout ce qui est social, y compris les personnalités incarnées, est transformé à plusieurs reprises par la pratique), ce qui met à mal l’atomisme de la modélisation mathématique.
  • Relationnelle (rejet de l’indépendance des facteurs) : les phénomènes sociaux se révèlent être relationnellement constitués : les employés sont en relation avec d’autres employés de façon interne ou constitutive, les enseignants sont en relation avec leurs élèves, ce qui rejette le postulat d’indépendance.

Réagissant aux critiques de Davidsen, Tony Lawson (2009) dresse une liste de cinq propriétés fondamentales que possèdent les phénomènes sociaux :

  • Ils sont produits dans des systèmes ouverts ;
  • Ils possèdent des propriétés ou des pouvoirs émergents ;
  • Ils sont structurés ;
  • Ils sont relationnels de façon interne ;
  • Ils sont processuels.

Comme le souligne Edward Fullbrook, ces idées ne sont pas neuves : elles sont déjà présentes, vers les années 1970, dans un livre comme Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Ce qui est nouveau, c’est de s’en servir pour montrer que c’est au niveau ontologique que se trouve l’explication fondamentale de l’état d’échec de l’économie moderne et spécifiquement, du fait que ses hypothèses centrales s’avèrent irréalistes et qu’elle n’arrive pas à une compréhension correcte de la réalité sociale.

La caractérisation de l’ontologie sociale pousse Tony Lawson à établir une distinction entre l’ontologie socio-philosophique et l’ontologie scientifico-sociale (Lawson 2015). La première est celle qui opère à travers le domaine social, c’est-à-dire l’être social en lui-même, qui comprend les principes de base suivant lesquels la réalité sociale est constituée. Au contraire, l’ontologie scientifico-sociale concerne la façon dont certains produits de l’activité humaine (l’argent, le marché, les villes, les corporations, la technologie, les genres, les universités) sont formés en se basant sur les caractéristiques générales élaborées par l’ontologie philosophique.

Selon l’ontologie philosophique précisément, les phénomènes sociaux (le domaine social) sont processuels et relationnels par nature. Le sens le plus basique dans lequel la réalité sociale est processuelle est qu’elle existe seulement en étant reproduite et/ou transformée à travers la somme totale des pratiques individuelles. Comme on l’a dit plus haut, la réalité sociale est constituée de tous les phénomènes dont l’existence dépend nécessairement de nous. Lorsque nous voulons agir, nous trouvons cette réalité sociale présente comme un donné. Nous tirons parti des aspects de cette réalité dans nos pratiques individuelles, bien que ce soit de manière située, avec une compréhension limitée. En poursuivant nos intérêts individuels en même temps que l’action simultanée, nous reproduisons ou transformons la réalité sociale collectivement et continuellement, le plus souvent, involontairement. Le résultat est que la réalité sociale dépend de nous et de la sorte, de l’action transformatrice des hommes. Elle est donc processuelle en nature et évolutive dans les faits. Le domaine social est à la fois la condition non reconnue et le résultat involontaire (inattendu) de nos pratiques individuelles, existant en tant que processus. Au cours de ce processus transformatif, de nouveaux produits technologiques et le plus souvent révolutionnaires, émergent pendant que les conflits, les contestations, les crises et les erreurs sont endémiques.

Émergence et théorie du positionnement social

Une des thèses centrales de The Nature of Social Reality peut se formuler comme suit : la réalité sociale (ou non sociale) est marquée par des processus spécifiques d’émergence. Ce sont des processus par lesquels des éléments variés et existants à un moment donné, s’organisent rationnellement pour former une nouvelle totalité (une totalité émergente), qui elle-même peut devenir une des composantes d’une totalité plus large. Dans tous ces processus (sociaux ou non), les différents éléments qui s’assemblent ainsi sont liés par un ciment. Dans le domaine non social, ce lien peut s’obtenir par des liaisons chimiques, l’attraction électrique, la collision, etc. dans le domaine social, les relations sociales constitutives sont toujours impliquées là où elles-mêmes émergent des processus individuels de « positionnement social ». Une théorie du positionnement social (social positioning) est donc nécessaire ici.

Le positionnement social se produit à l’intérieur d’une communauté existante ou émergente. Il est donc spécifique à la communauté. Ce processus se réduit à l’application de deux éléments ou principes qui peuvent être itératifs dans les processus de constitution de la réalité sociale, donnant naissance à des formations qui sont intriquées de manière croissante :

  • À l’intérieur d’une totalité ou d’un système émergent, une nouvelle place (une position), un nouveau site, une nouvelle ouverture ou un nouvel espace se crée, ou un espace déjà existant (devient disponible), se libère, c’est-à-dire, se structure de manière à permettre à toute personne qui l’occupe d’assurer une certaine fonction du système.
  • Une personne ou une entité (l’occupant), par exemple une communauté est affectée à cette place, devenant par là-même un élément du système ou de la totalité, de façon à assurer une fonction de la totalité de niveau supérieur.

L’expression positionnement social désigne ces deux étapes prises à la fois individuellement et ensemble. Cependant, dans The Nature of Social Reality, plusieurs chapitres se concentrent sur le second aspect, en considérant l’existence d’une position comme étant donnée. Dans ce cas, trois aspects du processus de positionnement social sont intéressants :

  • Comment un individu, un objet ou tout autre phénomène devient un élément du système, de la totalité.
  • Comment certaines de leurs capacités leur permettent d’assurer les fonctions d’un ou de plusieurs systèmes.
  • Comment ils acquièrent des statuts spécifiques à l’intérieur des communautés concernées.

Notes

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