L'objectif de cet essai de métaphysique est d'argumenter en faveur de certaines propriétés essentielles du réalisme naturaliste universel. Parmi les propriétés du réalisme, la plus importante est l'idée qu'il existe une réalité indépendante de l'intellect, intelligible et connaissable. L'intelligibilité existe d'abord dans les choses naturelles et ensuite, de manière dérivée, dans l'intellect. L'intelligibilité et la connaissance impliquent l'obtention de la vérité en tant qu'adéquation de l'intellect à la réalité. Cette métaphysique réaliste est un naturalisme universel, tout ce qui existe est naturel quelles que soient l’ensemble de strates scientifiques qui le constituent: mathématique, physique, chimique, biologique, psychique et socioculturelle.

La tendance idéaliste de la physique contemporaine

L’idéalisme est le point de vue philosophique selon lequel tout ce qui existe, existe grâce à la pensée. L’activité mentale construit les entités et les processus, l’espace et le temps. Rien n’est indépendant de la pensée. À l’opposé, d’après le réalisme, il y a des entités et des processus réels qui sont autre chose qu’une pensée. Il s’ensuit qu’ils ne peuvent être tirés de la pensée ni exprimés d’une façon exhaustive en des termes purement subjectifs ou logiques. L’objet réel n’équivaut pas à l’être perçu, senti, mémorisé, imaginé, voulu ou conçu de façon abstraite. Il est à remarquer que la majorité des scientifiques contemporains sont des idéalistes. En physique, parmi les rares exceptions, figure Louis de Broglie 1. Il y a aussi plusieurs raisons pour situer Einstein parmi les réalistes, bien que, nous le verrons, son attitude n’ait pas toujours été cohérente. Depuis l'Antiquité le but de la science est la connaissance de la réalité, de la nature, l'explication des phénomènes et l’interprétation de leur signification. Or, l'explication et la compréhension de la signification des choses réelles est la raison d'être du réalisme. Les causes principales de cette désorientation idéaliste contemporaine sont métaphysiques, épistémologiques et sociales. A partir de 1900 environ, la montée de l'épistémologie positiviste et pragmatique commence à être associée à l'idéalisme métaphysique, et le pont qui permet cette rencontre est l'attitude superficielle consistant à ne pas s'intéresser à la compréhension des choses. Pour l'idéaliste, convaincu de l'impossibilité de connaître les objets et les processus indépendants de l’intellect, il suffit de les construire, de les prévoir et de les contrôler. Pourquoi chercher des causes si les lois du comportement des choses, utilement construites par l’esprit, suffisent pour un comportement efficace. Le positiviste et le pragmatiste acquiescent volontiers. «Il faut n’appeler Science: que l’ensemble de recettes qui réussissent toujours. Tout le reste est littérature».2

De plus, ce tournant scientifique idéaliste a été largement renforcé à partir de la fin du 19ème siècle par cette raison sociale: le grand développement de l'industrie. Ainsi, la recherche scientifique qui est menée, et pas seulement en physique bien sûr, est celle qui est financée, et l'industrie finance — il ne pourrait en être autrement — ce qui est rentable pour elle. L’important aujourd'hui c'est surtout de prévoir, de contrôler et de produire. L'explication causale, la compréhension du sens des choses, problèmes qui empêchent le philosophe réaliste de dormir, n'intéressent pas. Heidegger: «La science ne pense pas. Elle ne pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels qu'elle ne peut pas penser – nous voulons dire penser à la manière des penseurs»3.

Il serait difficile aujourd'hui de trouver des théories plus idéalistes que celles exposées en la mécanique quantique. En physique on ne peut ignorer par exemple des concepts tels que la dualité onde-corpuscule, la superposition quantique, l'intrication quantique ou encore la non-localité. Les faits scientifiques seraient des constructions théoriques ou déterminés par les opérations expérimentales. C’est pourquoi l’impossibilité de connaître les choses-en-soi, les catégories a priori de Kant, et le Esse est percipi aut percipere berkeleyen sont, tous les trois, joyeusement ressuscités. (Schopenhauer, faisant allusion à Kant: «Quand je frappe une mouche, je ne tue pas la mouche-en-soi mais seulement son phénomène» [alors je ne dois pas me sentir mal]).

Perception, intuition, déduction et vérité

Des deux manières de parvenir au vrai, la perception et la déduction, laquelle doit contrôler l'autre ? Ce problème touche toutes les sciences, mathématiques et empiriques car, d'une part, la perception peut être l'intuition des idées, des objets non sensibles, ou le contact avec des objets sensibles, et d'autre part, la déduction est essentielle à toute explication scientifique. Il est courant de dire, bien que cela ne soit pas juste dans tous les cas, que la perception est toujours un contact direct, immédiat, donc sans intermédiaire du sujet connaissant et de l'objet connu. Si l'objet et l'acte du sujet dans lequel l'objet est appréhendé deviennent une seule chose, alors la vérification ne serait pas la confrontation d'une idée et d'une chose externe car les deux seraient inséparables. Ce qui caractérise la perception, par rapport au souvenir ou à l'imagination, c'est la présence mutuelle de l'objet et du sujet. Par contre, la déduction est le mode de raisonnement qui consiste à tirer un jugement d'un autre par le moyen d'une justification, c’est-à-dire d'un ou de plusieurs jugements. La déduction présuppose la médiation d'un formalisme qui possède une générativité, une capacité à faire des inférences, à déplier ses structures. S'il y a là une connaissance, elle est médiatisée par ce formalisme. C'est comme cela que nous arrivons à avoir une connaissance (indirecte) de tout événement non donné à l'intuition.

La raison pour laquelle il n'est pas tout à fait juste de définir toute perception comme une activité immédiate est que la perception humaine est un processus complexe dont la signification dépend de l'apprentissage, de la société dans laquelle nous vivons, du langage que nous parlons et de la sensibilité de chaque personne. Selon plusieurs intuitionnistes, l'espace ou le temps, ou les deux, sont des cadres subjectifs et universels de l'intuition, et en tant que tels, ils se trouvent à l'origine des mathématiques. A cela on a objecté que l'espace et le temps sont aussi des concepts dont le développement est marqué par la culture d'appartenance. Il s'ensuivrait donc que leur prétendue universalité n'existerait pas, ce qui enlèverait l'une des raisons de croire que les mathématiques ont un statut différent de celui des sciences de la nature.

La recherche montre que souvent on perçoit ce que l'on est préparé à percevoir. L'affirmation que la perception a lieu sans intermédiaire est souvent dirigée contre l'influence du langage avec sa charge sociale et culturelle. Mais selon l'intuitionniste, on peut penser sans langage. Il faudrait ainsi laisser aux différentes sciences naturelles et humaines qui s'occupent de la perception le soin de nous dire quel type de perception, et jusqu'à quel point, dépend du langage. Une constante chez les intuitionnistes est qu'ils aiment séparer la perception et le langage, pour affirmer ensuite que la connaissance est perception et rien d'autre. Les plus radicaux, par exemple L.E.J. Brouwer, ne reconnaissent même pas au langage le soin d'étendre la connaissance par l'intermédiaire de la déduction. L'objet de la connaissance est exclusivement l'objet de la perception, la vérité devient la vérification et, par conséquent, il n'y a pas de vérité sans participation humaine. Le langage serait tout juste un moyen de fixer les idées, utile pour la communication.4

Il existe une attitude moins radicale qui consiste à reconnaître au langage la capacité d'étaler une connaissance grâce à la déduction qu'il permet. Le langage peut s'étendre comme un pont entre les perceptions, et cela augmente la connaissance. Rappelons la position de Kant: sans l'intuition, la connaissance est vide, et sans les concepts, le contenu intuitif serait aveugle.

L'intuition doit contrôler la déduction, affirme l'intuitionniste. La suite de propositions dûment enchaînées — où chaque proposition est justifiée par d'autres propositions présupposées connues comme vraies — n'a de sens que si le contenu des propositions principales ou axiomes (celles à partir desquelles d'autres propositions sont dérivées) est objet d'intuition. Sans contenu intuitif, la cascade de la déduction n'a pas de sens, ce seraient des formes vides, et si le langage nous permet de dériver des propositions incommensurables avec nos facultés d'intuition (pensez à l'étude de l'infiniment grand ou de l'infiniment petit), il ne faudrait pas se méprendre et considérer que cela constitue une connaissance.

De leur côté, les partisans de la déduction font valoir qu'il n'existe pas de connaissance scientifique sans formalisme. Un langage formel, notamment les mathématiques, est nécessaire non seulement pour fixer et déployer le contenu de la déduction, ou pour communiquer une connaissance, mais, de plus, le formalisme avec son pouvoir déductif est nécessaire pour distancer l'intuition sémantique du sujet pensant, pour éliminer ce qui est arbitraire dans l'intuition.

Il faut admettre, avec l'intuitionniste, que nos capacités sont limitées, et que souvent nous prenons pour connaissance l'ombre de la vérité, d'où l'intérêt de l'intuition comme moyen de vérification. Mais il faut admettre aussi, avec le déductiviste cette fois, qu'il n'y a pas de connaissance scientifique sans un formalisme doté d'un pouvoir génératif ou déductif lequel, en déployant une intuition, la rend plus apte à la vérification afin de séparer le vrai de l'illusion du vrai.

Points de vue sur la vérité

Il est utile de garder à l'esprit le couple de significations suivantes du mot «vérité». Premièrement, le sens sémantique, la vérité en tant que correspondance entre nos propositions et les choses: «Dire de l’Être qu’il n’est pas, ou du Non-Être qu’il est, c’est faux; dire de l’Être qu’il est, ou du Non-Être qu’il n’est pas, c’est le vrai».5 Ensuite le sens ontologique: la vérité en tant que réalité distinguable des apparences. D’un point de vue sémantique «vrai» est la description juste, «faux» la description erronée. Ontologiquement «vrai» est synonyme de réel, d'existant, par opposition à «apparence». Ainsi, la vision réaliste de la vérité implique ces deux propriétés: la possibilité de distinguer la réalité de l'apparence et de décrire correctement la réalité. Cette conception signifie le rejet de la doctrine de la double vérité, populaire au Moyen Âge. On pensait que la vérité n’est pas nécessairement unitaire mais qu’elle pouvait avoir une variante théologique et une autre, philosophique, où chaque aspect gouverne son propre domaine même si les contenus de ces variantes se contredisent entre eux.

Une troisième attitude face à la vérité est le scepticisme. Le sceptique suspend son jugement car il nie la possibilité de la connaissance et même la possibilité de la croyance rationnelle. Il nie la possibilité de distinguer le réel de l'apparence, et donc de décrire correctement ce qui existe. Il ne serait alors pas possible de faire correspondre nos descriptions aux choses telles qu'elles sont, et au mieux il n'y aurait qu'une correspondance avec les apparences. Cependant, une fois que nous avons admis avec le sceptique que sans examen critique la connaissance ne progresse pas, il faut reconnaître que la négation sceptique de toute vérité apparaît comme une curiosité incompatible avec le progrès effectif de la connaissance. Une connaissance qui dans certains cas — É. Meyerson le faisait remarquer — met en lumière nos croyances erronées, ce que les choses ne sont pas. Des progrès ont été réalisés lorsqu'il a été prouvé que nous pensons en particulier avec le cerveau et non, comme le croyaient de nombreux Anciens (y compris Aristote), avec le cœur.

Le quatrième point de vue concernant la vérité est le subjectivisme. Il enlève à la nature sa consistance et son intelligibilité et rapporte ses lois à l’homme. Le subjectivisme peut être empiriste ou idéaliste. D’après Hume, la causalité est induite dans le sujet par l’habitude; d’après Kant, elle a son principe dans l’entendement humain. Cela dit, je suis d’avis que si ce subjectivisme ou anthropomorphisme est mené jusqu’au bout, c’est-à-dire si on arrive à écarter les énigmes essentielles sur la voie de la connaissance de l’être humain, alors on revient au réalisme naturaliste car l’homme est un être naturel, il fait partie de la nature.

Réalisme et vérité : les tribulations d’Einstein

Einstein est, rappelons-nous, l’un des rares physiciens contemporains réalistes. Il lui est arrivé d’écrire: «Croire en un monde extérieur indépendant du sujet qui le perçoit constitue la base de toute science de la nature».6 D’autre part, faisant écho à l’affirmation de Poincaré selon laquelle les axiomes de la géométrie sont des conventions, il affirme aussi, de façon plus générale, que «les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain».7 Il serait difficile de trouver une attitude plus idéaliste que celle-là. Sa métaphysique, en tant que substrat de sa physique, et sans prétention d’être exhaustif, est exprimable en quelques propositions: (I) La réalité physique est d'un seul ordre et dotée d'une seule rationalité. Cet axiome explique, par exemple, la recherche d'une théorie unifiée permettant de décrire et d’expliquer de manière cohérente, dans une seule série d'équations, l'ensemble des interactions fondamentales. (II) Une telle réalité physique est indépendante de l'observateur et (III) elle est causalement déterminée. (IV) Les objets physiques sont ordonnés dans un espacetemps continu et (V) ils peuvent mener une existence autonome à condition d'être situés dans différentes régions de l'espacetemps. Ces croyances sont métaphysiques parce que toute démonstration ou vérification scientifique est locale et partielle, valable dans le temps et l'espace que nous observons, alors que le contenu des propositions que je viens de relever a une aspiration universelle, une portée qui va bien au-delà de notre capacité cognitive vérifiable, bien au-delà de ce qui est accessible à notre échelle humaine. Ces propositions sont tout à fait classables dans ce qu’Aristote a appelé philosophie première.

Quelle idée Einstein avait-il de la vérité ? Bien qu’étant convaincu de son existence, il était conscient que «le terme vérité scientifique ne s’explicite pas facilement par un mot précis. La signification du mot vérité varie tellement s’il s’agit d’une expérience personnelle, d’une proposition mathématique ou d’une théorie de science expérimentale».8 «Les perceptions des sens n’offrent que des résultats indirects sur ce monde extérieur ou sur la ‘réalité physique’. Alors seule la voie spéculative peut nous aider à comprendre le monde. Nous devons donc reconnaître que nos conceptions de la réalité physique n’offrent jamais que des solutions momentanées. Et nous devons donc être toujours prêts à transformer ces idées, c’est-à-dire le fondement axiomatique de la physique, si, lucidement, nous voulons voir de manière aussi parfaite que possible les faits perceptibles qui changent».9

La théorie de la relativité restreinte de 1905 stipule que le remplacement d'un référentiel inertiel par un autre du même type doit laisser invariantes non seulement les lois de la mécanique, mais toutes les lois de la physique. Einstein considérait cette idée fondamentale de la relativité restreinte comme une extension du principe de relativité de la mécanique newtonienne. Et l'idée principale de la relativité générale de 1915 était à son tour considérée par Einstein comme une extension de la relativité restreinte. Cette contribution de la relativité générale énonce que les lois de la physique doivent avoir les mêmes expressions dans un système de référence inertiel et dans un référentiel accéléré, par rapport au premier pourvu d'un champ gravitationnel approprié. Voilà donc un exemple de la croyance d'Einstein dans la cohérence du réel, du progrès de la connaissance et donc de la vérité. La science progresse parce qu'elle se corrige elle-même, parce que les idées fondamentales sont capables de générer d'autres idées qui sont ensuite vérifiées rationnellement ou expérimentalement.

Là où Einstein voit une correction ou une extension de notions antérieures, d'autres tirent la conclusion inverse: la vérité n'existe pas. Le remplacement d'une théorie par une autre signifierait une révolution, un changement d'idéologie, de perception et finalement de monde. D'autres encore, comme Karl Popper et les poppériens, traumatisés par les corrections apportées aux idées de Newton considérées à l'époque comme des vérités absolues, voudraient nous faire croire l'invraisemblable, à savoir que seule la réfutation est possible et non la démonstration ou la vérification positive; que toute hypothèse corroborée n'est qu'une fausseté potentielle et que les théories sont, à chaque instant, au bord de l'abîme.10

Poincaré 11, conscient qu'il existe plusieurs géométries cohérentes et non une seule, l'euclidienne, pensait que les axiomes sont des définitions librement choisies. Cependant, les progrès des mathématiques, de la physique mathématique et ceux des sciences dures en général, ne vont pas dans le sens des remarques antiréalistes, relativistes, faillibilistes ou conventionnalistes. L'intérêt en particulier du relativisme épistémologique est sa portée sociale: il rappelle à l'homme ses limites. Et l'adéquation de la théorie de la relativité générale aux faits prouve que le conventionnalisme de Poincaré est parfois inopérant dans la mesure où il présuppose quelque chose qui n’est pas toujours vrai, à savoir la possibilité de séparer nettement la structure mathématique du contenu physique.

Or, en effet, dans le symbolisme de la physique mathématique, les mathématiques jouent un rôle constitutif pour les concepts, les entités et les processus. Les physico-mathématiciens ne se limitent pas à appliquer les mathématiques de l'extérieur à des concepts, entités et processus déjà établis. L'entropie est une fonction d’état qui exprime le principe de la dégradation de l'énergie, c'est un processus exprimé par cette fonction. La vérité d'une théorie physique implique la vérité de sa structure mathématique, sauf si l'on considère que la physique mathématique est une fiction. Et bien que presque personne n’ose aller si loin sur la voie antiréaliste, certains ne s’arrêtent pas. Par exemple, Mario Bunge était d’avis que les mathématiques sont une fiction. La physique mathématique serait donc une fiction, et la philosophie de la physique mathématique serait une méditation sur une fiction.

De ce qui a été dit sur la métaphysique d'Einstein et de la manière dont il considérait ses idées par rapport à ses prédécesseurs, il résulte que ce physicien devait volontiers faire sienne la théorie de la vérité-correspondance. Cependant, dans les rares endroits où il aborde directement le problème, il est clair que son opinion n'est pas tranchée: il fait un pas en avant et un pas en arrière. Ses doutes s'expriment clairement dans les écrits ultérieurs car la base concrète de ses hypothèses en physique devient moins disponible étant donné que les idées sont plus abstraites.

En comparant les axiomes moraux aux axiomes scientifiques, il laisse entendre que la vérité se trouve dans la vérification. La vérité exige un examen, la confrontation de ce qui est affirmé avec les faits. En énumérant les éléments invariants de la pensée scientifique moderne, il constate d'abord que le contenu de vérité d'une théorie réside exclusivement dans sa relation avec l'ensemble de l'expérience sensible, ensuite il s'interroge sur le caractère définitif de cette notion. Il affirme, avec la prudence typique de quelqu'un qui est conscient de la difficulté de connaître quelque chose en profondeur, que le sens du mot «vérité» est différent selon que l'on a affaire à une situation vécue, à une théorie des sciences naturelles ou à une proposition mathématique. Sa conclusion: il est difficile de donner un sens clair à l'expression «vérité scientifique».

Les intuitions philosophiques d'Einstein ne sont pas à la hauteur de ses connaissances en physique. Bien sûr, il est inhumain d'exiger le même degré élevé de talent scientifique et philosophique. Dans ce contexte par talent philosophique j'entends, d'une part, la capacité de se distancier de ce que l'on fait pour comprendre la continuité de la science à la métaphysique: la métaphysique précède la science, la sous-tend et la prolonge; d'autre part, la capacité de tirer et d'adopter, imperturbablement, toutes les conséquences qui s'imposent sur la base de certains principes qui nous semblent évidents. Si Einstein croyait en un monde indépendant de nous et connaissable, pourquoi douter de la vérité réelle ?

La cohérence ne fait pas partie de la pensée einsteinienne. L'une de ses idées les plus antiréalistes et sans lendemain est son affirmation, déjà rappelée, selon laquelle «les concepts de la physique sont des créations libres de l'esprit humain». Cela arrive comme un seau d'eau froide. Cette affirmation contredit non seulement le réalisme naturaliste, doctrine qu'Einstein ne partageait pas, mais elle contredit également sa croyance dans le déterminisme et le Deus sive Natura spinoziste.

D’après le réalisme naturaliste, les idées, en tant que catégories fondamentales de la connaissance — telles que les notions d’objet stable, de processus, de propriété, de relation, d’espace, de temps, de cause et d’effet — expriment des exigences mathématiques, physiques, biologiques, psychiques et socioculturelles. Nous partageons ces catégories avec les animaux. Sans elles aucun animal ne pourrait vivre. Il n'y a rien de création humaine en elles, seulement leur portée varie entre l'homme et les animaux. Nous pouvons, par exemple, nous forger une image du passé et de l'avenir bien plus étendue que celle dont sont capables les animaux. Si la réalité est causalement déterminée, il n'y a pas de place pour une libre création de concepts fondamentaux, à moins qu'Einstein ne fasse sien le dualisme de la matière et de l'esprit, et dans ce cas sa croyance en l'unité du monde devrait être abandonnée: nous irions de mal en pis.

Plus d'un siècle après la conception de la relativité générale, et puisque selon les experts elle a passé avec succès les tests les plus exigeants réalisables aujourd'hui, il est imaginable qu’à l’heure actuelle son auteur aurait une opinion plus claire et plus favorable de la vérité-correspondance étant donné qu'elle serait mieux justifiée. Sa métaphysique serait plus solide et cohérente. Pourquoi qualifier l'attitude d'Einstein de métaphysique et non de réalisme scientifique ? La croyance en une réalité physique unique, connaissable et indépendante de l'observateur, ainsi que la croyance dans le déterminisme et la localisation des objets, forment un cadre général dans lequel la théorie physique acquiert une signification philosophique. On sait aussi que cette métaphysique a empêché Einstein d'accepter les supposées évidences de la mécanique quantique, les suggestions ontologiques et la portée réelle de cette théorie.

L'autre raison de parler de métaphysique et non de réalisme scientifique en se référant à Einstein est qu'il laisse entendre que la métaphysique ne repose pas sur le dernier mot de la science. La métaphysique, nous l'avons vu, précède la science et lui impose certaines exigences d'intelligibilité. Penser par exemple à celles qui sont en jeu dans la mécanique classique, comme l'affirmation que rien ne sort du néant ni ne va vers le néant, la nécessité d'étudier les choses et non leurs probabilités d'occurrence ou encore la localisation des systèmes dans un espacetemps unique et leur représentation dans une trajectoire continue. Au contraire, les scientistes croient que la science est toute-puissante et prétendent que la valeur de la métaphysique est extrêmement faible, qu'elle est extérieure à la science et doit se limiter à répéter son dernier mot.

La métaphysique réaliste et naturaliste

D’après la métaphysique réaliste et naturaliste, la vérité existe dans les choses avant d'exister dans notre esprit. L'esprit s'incline devant la raison des choses. Avant l'adéquation verbale des jugements, la vérité est antéprédicative, mathématique, physique, biologique et psychique. Avant de recourir à leurs symboles l'animal et l'homme agissent, et si l'action n'était pas guidée par l'adéquation à la réalité de ce qui est perçu, remémoré, imaginé et pensé, ils disparaîtraient. Il n’existe pas de preuve plus sûre que l’on est en possession d’une vérité que le fait qu’elle soit indispensable pour vivre et pour survivre. L'action fixe des limites au scepticisme, au relativisme, à l’idéalisme, et nous sommes tous obligés d'agir. Au moment de l'action, le non réaliste révèle ses convictions, il ne peut plus les suspendre. Pour descendre du 6ème étage, le conférencier sceptique reconnaît la gravitation, il ne doute pas, il ne se défenestre pas. Le doute est relégué à l'expérience en l'imagination.

L'adéquation présymbolique de l'intellect à la chose est la condition de l'énonciation de la vérité. Ce n'est que dans un deuxième temps que la vérité peut être l'adéquation du jugement à la chose. Cette conception est la plus apte à expliquer le progrès de la connaissance. Il existe des faits qui servent de tremplin, de guide. La vérité est celle qui passe intacte d'une théorie à une autre, plus profonde, plus étendue et d'une plus grande portée. Un élément de vérité est appréhendé lorsque la réalité se montre identique, quoi qu'on fasse. Le vrai est le stable et, parfois, l’immuable. Il n'y a pas de vérité sans l'appréhension d'une part d'éternité (Platon). De leur côté, les sceptiques et les idéalistes montrent sous forme de critiques certaines difficultés de la vérité comme correspondance du discours aux faits, difficultés que les réalistes n'ignorent pas. Par exemple, comment découper le réel et les symboles afin de savoir quelle pièce symbolique correspond à quelle pièce de la réalité; ou comment il est possible de sortir du symbole pour connaître la chose.

Il n'est pas rare de trouver l’attitude subjectiviste, dans son aspect idéaliste, chez les scientifiques qui reconnaissent une grande place aux mathématiques dans leurs travaux. La raison en est qu’ils pensent généralement que les mathématiques ne trouvent pas leur source dans la nature mais dans l’intellect, et par conséquent ils considèrent que les mathématiques sont un art plutôt qu’une science. Ainsi, dans la mesure où la physique mathématique est vraie, une grande partie de sa vérité proviendrait des mathématiques librement inventées. Nous, réalistes et naturalistes reconnaissons, au contraire, avec Aristote 12 et bien plus proche de nous dans le temps, avec René Thom, qu'il existe dans la nature des propriétés mathématiques. D’un point de vue arithmétique il y a dans notre environnement des objets discrets utilisables comme unités de comptage, ce qui permet par exemple aux animaux de compter leur progéniture; géométriquement il y a des objets sphériques comme la Lune. L’intellect transforme ensuite, par abstraction, les propriétés mathématiques naturelles en êtres mathématiques intellectuels.

Admettons donc que la raison humaine mathématique se dérive de l'ordre naturel et non l'inverse. «Pour moi, ‘rationaliser la nature’ équivaut soit à apporter de l’eau à la mer, soit à polluer la nature. L’ordre qu’on y découvre, dont les mathématiques renvoient l’image abstraite, inspire le respect et oriente l’esprit vers une attitude contemplative».13En ce qui me concerne, je pense que le logos, ce concept riche et ambigu par lequel on fait allusion aussi bien aux expressions symboliques mathématiques qu'à celles du langage usuel, a finalement, sous-jacent à ses multiples significations, le fait d'être la raison des choses. Et cette intelligibilité, selon le réalisme naturaliste, existe d'abord dans les choses naturelles extérieures à l'esprit et seulement ensuite, de manière dérivée, dans l'intellect.

Notes

1 Voir, entre autres, ses livres Continu et discontinu en Physique moderne, Albin Michel, Paris, 1941, et Nouvelles perspectives en microphysique, Albin Michel, Paris, 1956.
2 Paul Valéry, Tel Quel, éd. Gallimard, Paris, 1996.
3 M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? P.U.F., Paris, 2014.
4 Sur l’intuitionnisme en général, voir par exemple l’ensemble de textes intuitionnistes réunis, traduits et présentés par Jean Largeault in Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Vrin, Paris, 1992.
5 Aristote, Métaphysique, Livre 4, 7, 1011 b, 25-29.
6 A. Einstein, Comment je vois le monde, éd. Champs Flammarion, Paris, 1979, p. 171.
7 Einstein/Infeld, L’Évolution des idées en physique, Payot, Paris, 1981, p. 34.
8 A. Einstein, op.cit., p. 185.
9 A. Einstein, Ibid., p. 171.
10 Voir, entre autres livres de Karl Popper, Conjectures et réfutations, éd. Payot, Paris, 1985.
11 Voir p.ex. Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, éd. Flammarion, Paris, 1968.
12 Aristote, Physique, Livre II (2).
13 Jean Largeault, Principes de philosophie réaliste, Klincksieck et Cie., Paris, 1985, p. 257.