Rencontrer Omar Khayyam est une chance. La chance de rencontrer une âme sensible, délicate, perspicace, dont les mots finement ciselés laissent admirer la lumière qui traverse ce diamant éternel. Si son œuvre est parvenue jusqu’à nous : miracle ! Il devient alors nécessaire de présenter cette « rose rouge que M. Franz Toussaint a religieusement cueillie dans le plus mélancolique jardin de la Perse ».

Nous étions dimanche. En cette belle matinée de novembre je décidais de me rendre à La Rochelle, humer l’air de la mer, m’asseoir à une table, prendre un café et observer les passants déambuler, nombreux, sur les petits pavés du port. L’air était encore doux, la mer calme, les bateaux amarrés demeuraient immobiles. Non loin de la place centrale, une grande roue, identique à celle de Londres, faisait la joie de quelques touristes. A ses pieds s’amassait une foule de plus en plus nombreuse. Les gens semblaient se presser voire se bousculer pour entrer dans ce qui ressemblait à un simple marché.

De loin, je ne pouvais distinguer que les tonnelles vivement colorées. Attirée par cette animation, je décidais de m’approcher. J’avançais avec hâte, animée par cette curiosité attisée comme la braise par un tisonnier. J’entendais des personnes s’exclamer avec force. Tous étaient regroupés autour d’un stand. L’attroupement m’empêchait de constater l’objet de ces emportements. J’arrivais à me faufiler jusqu’au stand, quand soudain je distinguais de nombreux disques vinyles. Le pauvre vendeur, submergé par la vague humaine, poussait des cris pour défendre ses biens qui voulaient lui être arraché pour une bouchée de pain. Cette mode des années 70 resurgissait. Les grandes enseignes les vendaient au prix d’or.

Ce monsieur quant à lui semblait visiblement vouloir se délester d’une partie de ce qui jadis avait contribué aux glorieuses heures de sa douce jeunesse. Les gens semblaient devenir fous devant la collection pour le moins invraisemblable qu’il détenait. Je m’extirpais tant bien que mal de cette marée pour découvrir d’autres stands semblables à des cabinets de curiosité détenant peut-être des trésors insoupçonnés. On trouvait de tout, des meubles des années 50, des soldats de plomb datant de la première guerre mondiale, une collection de porte-clés. Quand tout à coup, au coin de la première allée se trouvait un stand, vide de monde. Il présentait un étalage de livres et personne ne le surveillait. C’était ma caserne d’Ali Baba.

Je mis le nez dans cette collection. Chaque livre était délicatement recouvert d’un film plastique afin d’être préservé. Un épais livre de Diderot attira mon attention. J’étais tout bonnement en extase à la lecture de ce nom qui cristallisait pour moi, le savoir lumineux, l’humour subtil, les relations libertines, en un mot : l’esprit libre ! Je tendais la main pour prendre l’objet de mon désir quand soudain, un homme se mit devant moi, apparaissant comme par magie. « Bonjour, en quoi puis-je vous aider ? » me dit-il. Surprise, je lui indiquais vouloir acheter ce livre dont le titre mettait mon imagination en émoi : « Les bijoux indiscrets ».

Je sortais l’argent de mon petit portefeuille lorsque mes yeux se déposèrent sur une pauvre boite verte rangée là parmi les livres. Je m’arrêtais brusquement et demandais au marchand de m’accorder un instant. Je m’approchais de cette mystérieuse boîte dont la couleur vert anis témoignait du passage du temps. Elle renfermait un livre très bien conservé, dont la couverture était ornée çà et là de trèfles et de triangles et, en son cœur, d’une superbe rose. Il s’agissait d’un exemplaire de « Robaiyat » d’Omar Khayyam traduit par Franz Toussaint sur japon nacré. Je regardais furtivement sur le net qui était cet auteur : un poète persan né en 1048. Il n’en fallut pas plus pour me convaincre, moi qui étais devenue friande de ce genre littéraire après avoir lu « Le jardin des caresses ». Je payais mon dû au brocanteur avant de repartir avec mes trouvailles.

A peine arrivée chez moi, je jetais mon dévolu sur celui qui m’était mes sens en éveil : je touchais sa soigneuse couverture, dont la rose était la promesse d’une littérature passionnelle, je feuilletais ses pages soyeuses, délicatement satinées et nacrées, transpercées par l’odeur du temps, je découvrais, abasourdie, glissées dans une poche, entre deux pages, quatre aquarelles d’ornement. Elles étaient intactes. Elles représentaient la culture persane et moghole à travers la figure de femmes, de soldats, d’habitants, de musiciens et d’un couple. Une légende écrite en arabe, que j’aurais voulu déchiffrer, les accompagnait. De nombreuses images animistes entouraient également ces aquarelles. Je retrouvais ces mêmes images au fil des poèmes de l’auteur.

Je repoussais un peu plus l’heure fatidique en me renseignant sur Omar Khayyam. Il avait été philosophe, poète et mathématicien, à l’heure où le mélange des arts, encore permis, accouchait de petits génies. De ses intérêts, à première vue antinomiques, était née une grande et belle richesse, profondément humaniste.

Je me plongeais enfin dans sa lecture. Je savourais chaque mot telle la bouchée d’un savoureux dessert. Au fil des pages, la figure d’un poète qui chante la vie se dessinait : « Apporte du vin, joue du luth » écrivait-il. Je découvrais également une sensibilité tournée vers la nature avec des observations subtiles savamment amenées : « Je te confie un secret : les tulipes fanées ne refleurissent pas » susurre-t-il à l’oreille du lecteur pour évoquer la passion. Parmi son œuvre demeure un poème résumant l’alliance parfaite de ses thèmes de prédilection :

La voûte du ciel ressemble à une tasse renversée sous laquelle errent en vain les sages. Que ton amour pour ta bien-aimée soit pareil à celui de l’urne pour la coupe. Vois… Lèvre à lèvre, elles se donnent leur sang.

Les symboliques mathématiques et divines s’harmonisent pour former un ensemble poétique hors du temps qui laisse définitivement songeur.

Omar Khayyam partage son amour pour la beauté du céleste qu’il aimerait voir fleurir sur terre (premier poème). Le lecteur ressent la souffrance du poète qui, lucide sur l’impuissance de l’homme et l’indifférence de Dieu à son égard (deuxième poème), noie sa peine dans les plaisirs terrestres :

Poème 1

Les étoiles laissent tomber leurs pétales d'or. Je me demande pourquoi mon jardin n'en est pas déjà tapissé. Comme le ciel répand ses fleurs sur la terre, je verse dans ma coupe noire du vin rose.

Poème 2

«Allah est grand ! » Ce cri du moueddin’ ressemble à une immense plainte. Cinq fois par jour, est-ce la Terre qui gémit vers son créateur indifférent ? L’ardeur avec laquelle il exalte le vin et l’amour est déchirante.

Conclut une biographie qui lui est consacrée en fin d’ouvrage.

Les étoiles brillent. Les fleurs jettent leur parfum à pleine gorge. Des rossignols pathétiques parlent d’amour aux roses. Le visage dans les mains, les yeux clos, le poète regarde flamboyer encore les astres qu’il vient d’étudier. Aucun problème ne le tourmente plus, même le principal, celui de la création de l’univers. Il sait qu’il ne peut pas savoir, qu’il ne saura jamais, et que toutes ces constellations s’éteindront avant que quelqu’un ait dit : « J’affirme et je prouve. »

Le poète écume ses larmes dans des quatrains taillés comme un diamant laissant transparaître les lumières de la vérité. Son langage universel soulève des questions abyssales soigneusement gardées dans le coffre du Mystère.