La logique aristotélicienne

La logique est traditionnellement décrite comme l'étude des lois de la pensée. Un objectif peut-être quelque peu prétentieux : pourquoi une seule science aurait-elle ce privilège, en supposant qu'il existe des "lois de la pensée" ? Il y a une tendance à reconnaître que ces lois de la logique aristotélicienne occupent le sommet de la rationalité : (I) Le principe d'identité : ce qui est, est, ce qui n'est pas, n'est pas ; une entité est nécessairement identique à elle-même. (II) Le principe de non-contradiction: une même entité ne peut pas avoir deux attributs contradictoires au même moment et dans le même sens. (III) Le tiers exclu, tertium non datur (ci-après TE) : étant donné deux propositions contradictoires, l'une est vraie et l'autre est fausse de telle sorte que la vérité de l'une d'elles (ou la fausseté) implique la fausseté (ou la vérité) de l'autre. Toute proposition doit être vraie ou fausse. Aristote était conscient que ces principes, parce qu'ils sont absolument premiers, ne sont pas démontrables. Pour le Stagirite, la logique était intimement liée à la description de la réalité, et ces principes signifiaient - soulignons-le - que si quelque chose est A, il est réellement A (identité), que rien ne peut être à la fois A et non-A (non-contradiction) et que toute entité doit être A ou non-A (TE).

Tout cela est satisfaisant et aide à garder les idées claires. Le réalisme et le naturalisme universel reconnaissent que la logique aristotélicienne est une contribution significative à l'origine de la pensée rationnelle dans un environnement où il n'y a ni miracles ni actes magiques. Nous sommes entourés d'objets relativement stables avec des propriétés relativement stables qui les définissent. Un monde où quelque chose existe et n'existe pas, où quelque chose est à la fois solide et non solide, où une affirmation est à la fois vraie et fausse, n'est pas le nôtre. Ces trois principes classiques ont eu tendance à agir ensemble. Cependant, l'accueil qui leur a été réservé dans l'histoire des idées scientifiques, notamment en mathématiques et en physique, n'a pas été le même. Depuis l'Antiquité et de plusieurs points de vue des critiques ont émergé contre le TE. Que lui reproche-t-on ? Les objections sont classables en trois catégories que je décris ci-dessous.

L’intuitionnisme

La première classe consiste en une série d'objections logico-mathématiques dans une perspective intuitionniste, et étant donné son importance, elle occupera un espace plus étendue que les autres genres d'objections. Il est commode de décrire l'intuitionnisme en le confrontant au platonisme. Certains scientifiques et penseurs ont affirmé que tout énoncé mathématique bien formé est éternellement vrai ou faux parce qu'il décrit, correctement ou incorrectement, les êtres, les propriétés et les relations entre les êtres qui habitent le monde idéal. Un théorème ne devient pas vrai lorsqu'il est prouvé. Par exemple, les faits mathématiques organisés dans la géométrie euclidienne n'ont pas attendu la synthèse d'Euclide pour devenir vrais. Les êtres mathématiques, comme une famille de courbes, jouissent d'une existence indépendante de notre connaissance. Cette croyance métaphysique laisse un vide de compréhension concernant la connaissance de telles vérités ou faussetés. De quel droit prétend-on qu'il existe des vérités inconnues? Il est évident que l'intuitionnisme est une exigence épistémologique similaire au vérificationnisme des empiristes et des positivistes qui ne reconnaissent l'existence d'une vérité ou d'une entité que si elle peut être prouvée ou «construite».

«Construire» signifie donner les règles pour produire effectivement l'être postulé ou la vérité, donner un exemple quand on énonce une généralité, nommer un élément d'un ensemble ou d'une classe (rappelons que les premiers travaux de Cantor sur l'infini ne tenaient pas compte de ces exigences). Selon l'intuitionnisme, nous devons reconnaître qu'il existe des propositions mathématiques qui ne sont pas prouvées, ou pas encore prouvées; des êtres mathématiques postulés pour lesquels nous n'avons pas, ou pas encore, de mécanisme de construction. Par conséquent, aux deux valeurs de vérité, le vrai et le faux, il faut en ajouter une troisième: le non prouvé, le non décidé, le non construit.

L.E.J. Brouwer est l'un des principaux mathématiciens et philosophes qui ont imposé cette condition, à savoir que toute proposition doit être prouvée vraie ou fausse. Si elle a une dimension sémantique, elle doit être prouvée selon les règles de la sémantique, et si elle n'a pas d'interprétation sémantique, la proposition nécessite une preuve syntaxique. Qu'une proposition soit vraie signifie que l'on dispose d'une preuve en faveur de cette proposition; si elle est fausse, cela signifie qu'elle implique une contradiction ou qu'elle est impossible ou réductible à l'absurde. Notez la valeur cognitive éminente et explicite de la preuve effective. La logique classique, comparée à la logique intuitionniste, se révèle donc peut-être trop optimiste en supposant que tous les problèmes exprimables en langage naturel ou avec des formalismes mathématiques ont une solution: il s’agit d’une hypothèse non prouvée.

Si le vrai est le vrai connu, si la vérité devient la vérification, la logique est obligée de descendre de son piédestal et de tenir compte du fait qu'entre le vrai et le faux il y a parfois un domaine où il y a place pour notre ignorance de la vérité, pour le plus ou moins probable, pour le plus ou moins vraisemblable, pour l'approximation à la vérité. S'il s'agit de définir la négation, la logique classique — où il n'y a que deux valeurs, vrai et faux — fait appel à la fois au principe de non-contradiction et au TE. Ainsi, la fausseté d'une fausseté est vraie. Cependant, une fois encore, il faudrait reconnaître qu'entre le manifestement vrai et le manifestement absurde il existe un espace de possibilité habité par ce qui n'a pas de preuve définitive, ni pour ni contre. Attendu que cette limite est prouvée, il s'agit non seulement d'un principe mais aussi d'un théorème. Rappelons que le principe d'indétermination stipule que tout progrès dans la précision de la mesure de la position d'une particule implique une moindre précision dans la mesure de sa vitesse, et inversement. Cette limite dans la mesure des objets microscopiques devient négligeable dans le domaine des objets macroscopiques. Il est possible de penser que chaque particule possède réellement une position et une vitesse précises, une possibilité métaphysique pourtant non envisagée par les spécialistes de la mécanique quantique. Pour eux, d'ailleurs, le concept de taille ou de grandeur précise n'a pas de sens physique. Je pense pour ma part que lorsque nous nous éloignons des faits et des phénomènes existant à notre échelle pour aller vers l'infiniment petit ou l'infiniment grand, la connaissance se transforme rapidement en croyance symbolique: on a foi en ce qui est suggéré par les formalismes mathématiques.

Le principe d'indétermination a conduit Birkhoff et Von Newman, au milieu des années 1930, à proposer une logique plus faible que la logique veritative-fonctionnelle qui ne conserve ni la négation classique ni la loi du TE. L'idée est que l'on ne viole aucune loi naturelle de la pensée si l'on essaie d'adapter la logique aux besoins de la connaissance. Leibniz a fait remarquer que de nombreux systèmes naturels sont homogones, des objets dans lesquels une phase, par le biais d'un changement continu, peut se transformer en une autre phase maladroitement désignée par une notion opposée. Dans ces cas il ne faut pas se laisser désorienter par le langage naturel, discret, fait de dichotomies, et nous aurons plutôt tout intérêt à utiliser les ressources de l'analyse mathématique. Selon la loi de la continuité de Leibniz, rien n'arrive soudainement, la nature n'avance pas par sauts, et dans notre monde contingent il ne peut y avoir de contradiction entre un continuum et sa limite. Le repos n'est pas le contraire du mouvement, mais son extrême, sa limite. Il n'y a pas d'opposition entre le temps et l'instant, ni entre l'espace et le point, ni entre la courbe et la ligne droite, ni entre l'élastique et le dur, ni entre la vie et la mort. Le second terme de ces paires est la limite du processus décrit par le premier. S'il y a continuité d'un état physique jusqu'à son terme on ne voit pas comment on pourrait introduire dans le processus une séparation qui rendrait une proposition descriptive, à partir d'un certain point, exclusivement vraie ou exclusivement fausse.

Personne aujourd'hui ne peut répondre de manière satisfaisante et unanime à la question : le fond de la nature est-il continu ou discret ? Il est vrai que le continu est indicible, notre langage fonctionne avec des symboles discrets. Mais certains d'entre nous ont l'intuition, qui n'est pas partagée par tous, que le discret émerge d'un fond continu. Il nous est impossible d'accepter l'idée qu'il existe des vides dans la nature, non pas des vides d'une chose ou d'une autre, mais des vides absolus (Lucrèce : «Rien ne sort de rien ni ne va vers le néant»). L'histoire montre que cette question: la nature est-elle finalement continue ou discontinue, s'approfondit sans que l'on puisse trancher en faveur de l'une ou l'autre des branches alternatives. C'est l'un des problèmes les plus significatifs de la philosophie et de la science.

Les futurs contingents

La deuxième classe d'objections au TE concerne les futurs contingents. Comment prétendre qu'une proposition décrivant ce qui va arriver peut-elle être éternellement vraie ou fausse au moment où elle est énoncée si personne ne sait ce qui arrivera ? L'avenir serait fait, au moins en partie, d'événements contingents dont certains dépendraient de notre volonté. Si l'on suppose que la volonté est libre, qu'elle n'est pas déterminée par des causes, que nos décisions peuvent aller dans un sens ou dans l'autre selon nos dispositions, il y aurait alors place pour des propositions vraies, fausses ou indécidables. Et si (c'est ma position personnelle) on suppose le contraire, qu'il n'y a pas de liberté de la volonté raison pour laquelle dans tous les cas les propositions sur les actions volontaires sont seulement vraies ou fausses, ceux qui rejettent le TE diront que le déterminisme est une hypothèse métaphysique: il ne répond pas à l'exigence d'une preuve vérifiée sur la base d'exemples concrets. Mais de leur côté les partisans de la TE feront remarquer que c'est uniquement parce que les causes qui déterminent une action sont inconnues que l'on croit à la liberté.

Un élément important qui est également en question est le rôle attribué au passage du temps, et une réponse possible est de dire que le temps ne passe pas. Selon les idées de Minkowski et d'Einstein, il est possible de considérer le temps comme une quatrième dimension et non comme un paramètre isolé et absolu d'évolution. L'intérêt de cette proposition est qu'un espacetemps à quatre dimensions rend compte de tout ce qui existe et de tout ce qui existera réellement.

Nous sommes maintenant confrontés à un autre problème difficile car lorsque nous disons que le temps ne passe pas nous considérons que nous allons à l'encontre du sens commun, de l'idée d'une série d'instants qui se succèdent, du temps biologique ou vécu. Pensez par exemple à la puissance de l'intuition bergsonienne de la durée. Ceux qui sont familiers avec les idées d'Einstein et l'interprétation de Gödel savent que la question n'est pas simple. Par exemple, selon l'interprétation de Gödel des équations de la théorie de la relativité générale, le temps serait réversible, une interprétation rejetée par Einstein car incompatible avec son intuition de la réalité physique. Une fois encore nous retrouvons une opposition entre le sens commun et ce que suggère la réflexion mathématique ou scientifique.

L’emploi non cognitif ou figuré du langage

Le troisième type d'objection au TE concerne l'emploi non cognitif ou figuratif du langage naturel. Il existe des œuvres littéraires qui décrivent des événements qui n'existent pas. Comment qualifier de vraies ou de fausses les déclarations de Don Quichotte, la description de Macondo ? Comment appliquer le TE aux métaphores, aux analogies, aux allégories ou aux modèles qui au lieu de décrire un état réel des choses interprètent des faits ou font des suggestions? En outre, les termes du langage naturel sont souvent ambigus (ils ont plusieurs significations) ou vagues (les limites de leur contenu ne sont pas claires). Les Anciens s'amusaient déjà de situations comme celles-ci: un tas de blé étant donné, enlevez un grain, reste-t-il encore un tas de blé ? Oui ? Enlevez un autre, puis un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que tous les grains soient enlevés. À partir de quelle quantité de grains est-il absurde de dire que l'on a un tas de blé ?

Un raisonnement sensé a été proposé par certains logiciens et pragmatistes tels que Quine. Distinguons le langage naturel des formalismes scientifiques, ou bien l'usage ordinaire ou artistique ou fictif du langage d'une part, de l'usage scientifique d'autre part. Accordons que dans le premier cas rien de grave ne se produit parfois si une place est laissée entre le vrai et le faux pour une troisième possibilité ou pour une absence de décision. Souvent des informations imprécises ou des termes ambigus ou vagues suffisent à communiquer ce que l'on souhaite. Mais en science, où les formalismes symboliques ont un référent précis, ou bien où l'on cherche pour eux un référent précis, la précision s'impose, et l'on doit essayer de savoir en conséquence si ce qui est affirmé est vrai ou faux. Ainsi, lorsque naturellement il n'y a aucune raison suffisante pour déterminer où commence et où finit l'extension d'un terme, ou lorsque le caractère vrai ou faux d'une proposition est sous-déterminé par les informations réelles, il convient de tracer des limites de manière artificielle. Une telle attitude favorise la déduction et, de ce fait, le progrès de la science.

Vers la conciliation

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'opposer les méthodes qui utilisent le TE aux procédures plus exigeantes des mathématiciens constructivistes, tout comme je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'opposer les énoncés de la science à ceux de la vie quotidienne ou de la fiction. Reconnaissons toutefois qu'une preuve qui est constructive et qui donne des exemples de ce qui est affirmé a une valeur épistémologique supérieure à une preuve qui ne l'est pas. La première donne le droit d'affirmer que l'on est en possession d'une vérité ou d'une fausseté. D'autre part, si les circonstances ne présentent pas un obstacle définitif, il n'est pas déraisonnable de recourir au TE lorsque les procédures constructives ne sont pas disponibles. Nous l'avons vu: la déduction est facilitée si les prémisses sont déterminées comme vraies ou fausses, ce qui signifie un bénéfice du TE pour le progrès de la connaissance. Rappelons ce qui a été dit au début : Aristote était conscient que les principes de sa logique classique, étant absolument premiers, ne sont pas démontrables. Finalement, il appartient à chaque personne, selon son intuition, ses connaissances et son intérêt, de juger s'il vaut la peine de fixer la valeur de vérité d'une proposition non constructive ou non vérifiable. Le TE, malgré des frayeurs, est toujours vivant et continue à apporter des contributions significatives à la connaissance.

Bibliographie

Aristote, Métaphysique.
Luitzen Egbertus Jan Brouwer, On the significance of the principle of excluded middle in mathematics, especially in function theory (1923).
Luitzen Egbertus Jan Brouwer, Intuitionistic reflections on formalism (1927).
Arend HEYTING, Intuitionism. An Introduction (1956).
Andrei Nikolaevich Kolmogorov, On the principle of excluded middle (1925).
Jean Largeault, Intuition et intuitionnisme (1993).
W.V.O. Quine, From a Logical Point of View (1953).
Bertrand Russell, An Inquiry Into Meaning and Truth (1940).