À notre arrivée en Belgique, l’État belge nous attribua en notre qualité de réfugiés politiques un logement social dans le quartier le plus pauvre de Bruxelles. Dans ce coin où l’on cache toutes les misères d’une société, personne n’avait envie de se plaindre de quoi que ce soit, et tout le monde se résignait à ce que la vie ne soit pas équitable. Lorsqu’une voisine s’était faite défoncer par son mari alcoolique, certains commentaient à ceux qui ne pouvaient pas assister en direct la scène, qu’elle avait plusieurs côtes cassées et perdu trois dents, mais personne se donnait la peine d’appeler la police. Pourquoi faire ? La police n’avait pas envie de venir jusqu’ici.

Depuis la fenêtre de la chambre que je partageais avec ma grande sœur, j’avais une vue imprenable sur un banc public. J’étais aux premières loges pour découvrir toutes sortes de trafics interdits que préparaient les jeunes du quartier. Leurs principales activités étaient de petites combines, de vols à l’étalage, et surtout emmerder les flics. Malgré mon jeune âge, j’ai très vite compris que seule ma réussite scolaire pouvait me sauver d’ici. Ceux qui ont des rêves comme moi, menions une vie dure. Me faire voler mon sac d’école ou arracher mon bonnet était mon quotidien.

C’est dans ce quartier de misère, au pied de mon immeuble délabré qu’Olivier Van Hoofstad, alors jeune réalisateur Belge avait posé sa caméra, pour tourner Dikkenek, qui deviendra un film culte dans l’histoire du cinéma. Avant lui, aucun cinéaste n’avait encore osé venir tourner dans ces murs couverts à la démesure de graffitis.

L’excitation planait en air. Surtout chez la bande de Kamel. Assis sur le banc, sourires aux lèvres, ses membres observèrent l’équipe technicienne décharger les machineries, les caméras, les spots de lumières… Dès que l’occasion se présente, ils démonteront tout ce qui pourrait être démontable.

De ma fenêtre, j’écoutais leur plan d’action :

On vise le camion noir là ?

Pointe Moss, diminutif de Mostafa.

Pourquoi pas celui à côté, dis, c’est plus facile !

Suggère Giert.

T’as lu ce qu’est écrit sur la porte ?

Interrompt Kamel agacé.

Ca te ring.

L’ado boutonneux déchiffre avec lenteur et difficulté, marquant une pause puis hoche énergiquement la tête :

Bon choix, Moss, on prend le camion noir à côté.

En réalité, il n’avait aucune idée de ce que catering signifie. Depuis longtemps, il est fâché avec l’école. Quand il a triplé sa 3è, son père, jardinier municipal laisse la vie se charger l’éducation de son fils.

Quel désespoir, me dis-je. Pour une fois, quelque chose de bien arrive à notre quartier.

J’enfilais mon sweater et claquais la porte de mon appartement. De loin, près du camion, j’aperçus un jeune homme, tout vêtu de noir, décontracté tenant dans sa main un café fumant. Je m’approche et lui demande :

Bonjour, êtes-vous en charge de la sécurité sur le tournage ?

Il sécurise le périmètre alentour, en regardant à droite, puis à gauche avant de soutenir mon regard.

Il faut bien surveiller vos matos. C’est chaud ici.

Je lui fais un clin d’œil avant de m’éloigner. Dans le hall de l’immeuble, menaçant, Moss me bloque l’entrée de l’ascenseur et questionne :

Qu’est-ce que tu as raconté au vigile ?

Je l’ai prévenu qu’une bande de voleurs va foutre la merde.

Espèce de chinetoque !

Il levait son bras pour me frapper. Par son malheur, je fus plus rapide que lui. J’attrapais le col de son sweater et donnais un coup de tête dans son nez qui se couvrit aussitôt de sang. J’ouvrais la porte de l’ascenseur et appuyais sur le bouton de mon étage. Dans mon ascension, j’entendis les hurlements de douleur de Moss résonnant dans tout l’immeuble.

Bien fait pour ta gueule !

Me regardant dans le miroir demi-cassé, je réajuste une mèche de cheveux derrière l’oreille. Personne ne m’appelle chinetoque.

Deux décennies plus tard, à Paris, j’accompagne Jolie, ma cadette, une jeune et prometteuse comédienne sur le tournage du film Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. Savez-vous qui est le réalisateur ? Olivier van Hoodstad, évidemment !

Du hasard, me dites-vous. Non. Il n’y a pas de hasard. Il y a un fil invisible reliant ceux qui sont destinés à se rencontrer, peu importe le temps, l’endroit, ou les circonstances. Ce fil peut s’étirer ou s’emmêler. Mais il ne se cassera jamais.

PS : Le jeune homme que j’avais pris pour le vigile était Olivier van Hoodstad. Pendant le tournage de Dikkenek, aucun vol n’a été commis. En revanche, les gosses du Clos des Diablotins, qui sont devenus parents maintenant, se souviennent encore du jour où j’ai cassé le nez de Moss, et Moss est devenu agent de la paix !