Dans l’article précédent que je dédiais à la curieuse peste dansante de 1518, nous avons pu voir un cas probant de l’impact que peuvent avoir les déséquilibres psychiques à l’échelle d’une société.

"Tout commence par une idée" disait Earl Nightingale. Celles-ci sont certes, les graines de nos plus grandes créations mais elles peuvent également semer chaos et dévastation. J’irais même plus loin en affirmant que certaines idées peuvent conduire à des systèmes de pensée menant à des actes d'une telle cruauté que lorsqu’on les observe de l'extérieur, ils paraissent comme le fruit d'une société possédée par l'esprit du Malin lui-même. L'exemple le plus récent qui parlera à tous, je pense, est celui des deux grandes guerres qui ont marqué le monde à jamais durant la première moitié du siècle dernier.

Ainsi, la psychose de masse se caractérise par l’incapacité d’un groupe à sortir de son cadre de référence pour être capable de juger de manière logique et cohérente leurs actes et leurs propres contradictions. Des individus évoluant dans une telle société chutent rapidement dans un état d’organisation social déstructuré, où la méfiance, le rejet de l’autre, l’ostracisme, et la violence deviennent des comportements communs, voire même recommandables.

Dans une société normalement constituée, il est impensable de s’attaquer à un individu ou un groupe de manière légale sans aucune preuve tangible à leur encontre, et pire, sans aucun autre intérêt que leur disparition pure et simple. Et pourtant, cela s’est produit maintes fois dans l’histoire de l’humanité.

Les différentes chasses aux sorcières qui sévirent en Europe et aux États-Unis entre le XVème et le XVIIème siècle en sont un exemple parlant. Il était courant à ces époques, de se voir condamné, par procès officiel, de sorcellerie ! Les victimes étaient souvent torturées avant d’être exécutées. Cet épisode particulièrement cruel de l’histoire, montre tous les dégâts que peut engendrer une psychose de masse. Les femmes victimes de ce génocide de masse ne furent pas exécutées car elles étaient coupables d’un quelconque méfait, mais parce qu’elles étaient devenues le bouc-émissaire d’une société atteinte par la psychose de masse.

La chasse aux sorcières fut si violente, si dévastatrice, qu’à la fin de cet acte d’ignominie la plus totale, il était devenu rare dans certains villages, de voir une femme. Le massacre était devenu généralisé, même encouragé. Pour comprendre comment une telle cruauté peut s’installer comme une norme à l’échelle d’une société, il faut comprendre le contexte dans lequel les populations qui subissent cette altération mentale évoluent. Comme je l’avais mentionné dans l’article précédent, un esprit fragilisé est un terreau fertile pour la naissance d’une pathologie psychogène.

Le Moyen-Âge était loin d’offrir un milieu de vie favorable aux hommes et femmes des classes ouvrières. La peste noire, les famines, la cruauté de certaines classes dirigeantes, autant d’éléments participèrent à la conviction que la société était frappée par une malédiction. Les malheurs se multipliant, les populations, touchées par ces afflictions successives, se mirent à penser que des forces malveillantes étaient à l'œuvre pour anéantir la société. Les dîtes « sorcières » furent ainsi prises pour cible.

Carl Jung, fondateur de la psychologie analytique, a dédié sa vie à tenter de mieux comprendre la pensée de l’Homme ainsi que les phénomènes que font naître les différents états de l’inconscient collectif.

Sur la psychose de masse il écrit ceci « Les individus qui composent la communauté affectée deviennent moralement et spirituellement inférieurs […] Ils deviennent déraisonnables, irresponsables, émotionnels, erratiques, peu fiables, et pire que tout, les crimes que l’individu seul ne pourrait supporter sont commis librement par le groupe, frappé par la folie ».

La méthode de Jung est à l’origine de nombreux développements en psychologie et ses explications au sujet de l’inconscient et de sa structure archétypale sont considérées par d’éminents chercheurs en psychanalyse, en psychologie comparée et en science religieuse, comme des éléments fondateurs dans la compréhension de l’homme.

Jung demeure néanmoins un personnage contesté et incompris. Il est particulièrement critiqué sur sa vision de l’avenir des sociétés occidentales et l’analyse qu’il en offre en se basant sur une vision holistique, fruit des différents courants philosophiques de religions orientales et de peuples “primitifs” qu'il a étudiés. Son objectif est de présenter ainsi à ses patients un cheminement de pensée différent, qui pourrait les aider à guérir.

Jung s’inscrit dans le mouvement de la seconde moitié du XIXe siècle, qui critique les aspects destructeurs du progrès scientifique. Il soutient que l’Occident, symbole du progrès scientifique, risque de sombrer dans la névrose, si elle ne tient pas compte de l’aspect primitif de l’âme humaine.

Selon lui, cette névrose conduit inéluctablement à une société composée d’individus dont la constitution psychologique est fragile et donc, une société encline à être contaminée par la psychose de masse.

Mais quels sont ces éléments qui constituent la source d’un des déséquilibres psychologiques aux conséquences les plus dévastatrices à l’échelle planétaire ?

Jung se propose à l’exercice pénible et laborieux de sonder l’esprit humain pour mieux comprendre les causes des pathologies psychogènes. Ainsi, pour percevoir les causes de la descente d’une société vers les affres de la folie généralisée, il est nécessaire de l’étudier au niveau de l’individu.

Jung avance que la névrose intervient chez l’individu lorsque celui-ci nie sa part « primitive ». Pour lui, nier l’existence de certains faits psychiques nuit à l’Homme.

Si l’homme moderne croit s’être émancipé de sa nature primitive, Jung aime rappeler qu’il ne se situe nullement au-dessus des croyances subjectives et de l’influence de ses dispositions intérieures. Au contraire, « Ses dieux et ses démons n’ont pas du tout disparu. Ils ont simplement changé de nom. Ils le tiennent en haleine par de l’inquiétude, des appréhensions vagues, des complications psychologiques, un besoin insatiable de pilules, d’alcool, de nourriture, et surtout par un déploiement impressionnant de névroses ». Autrement dit, Jung affirme que l’esprit profondément « irrationnel » de l’être humain ne disparaît jamais. Il n’offre pas un jugement de valeur de cette « irrationalité » en la qualifiant de bonne ou mauvaise mais plutôt comme une part de l’humain indissociable de ce qu’il est dans sa globalité.

Pour lui, il s’agit d’un constat. Lorsque l’homme est contraint de refouler les besoins instinctifs de son âme au profit des impératifs de la civilisation, il risque de sombrer dans un état de désunion psychique. Ce qui se produit est, qu'en ne considérant uniquement sa rationalité, il utilise certaines fonctions et en néglige d’autres, ce qui contraint sa psyché à se développer unilatéralement. Cet état de conflit, de lutte et de contradiction interne, entre sa partie plus « consciente » et ses instincts « primitifs », déclenche ce que Jung nomme la névrose.

Déjà bien avant la catastrophe, les signes de l’erreur s’annoncent sous forme de perte de l’instinct, de nervosité, de désarroi, d’implication dans des situations et des problèmes impossibles, etc.

Carl Jung considère que la névrose est une pathologie car celui qui en souffre n’a pas conscience des besoins d’une partie de son âme et c’est sa personnalité totale qui en pâtit. Le phénomène central du problème névrotique est en ce sens un déséquilibre de la psyché entraîné par la dissociation de ses deux aspects complémentaires.

Plus simplement dit, lorsque le sujet ne parvient pas à voir l’autre côté de ce qu’il est, lorsque de son conscient est coupé son inconscient, ce dernier est alors dominé par les forces refoulées, ce qui entraîne des dommages considérables.

Il faut dès lors comprendre que puisque la psyché ne se limite pas à la conscience, elle recouvre l’ensemble des facteurs psychiques et la névrose est ce qui se produit lorsque l’individu se dissocie de la totalité de son psychisme.

Les patients de Jung ne seraient donc pas devenus névrosés s’ils vivaient dans un milieu où les hommes étaient encore reliés à leur inconscient. La coupure les a rendus « d’une part, extrêmement organisés et rationnels, mais d’autre part, l’autre face de leur être demeura un individu primitif opprimé, coupé de l’éducation et de la civilisation ».

La civilisation occidentale devient ainsi le symbole d’un subconscient atrophié, terreau fertile aux épidémies psychiques de nervosité et de désorientation spirituelle.

La névrose est un problème autrement plus important qu’il n’y paraît car lorsque l’individu névrosé est confronté à un environnement stressant, oppressant, il cherche des solutions rationnelles à des problèmes qui ne le sont pas. Cette scission entre le conscient et l’inconscient crée chez le névrosé, une incapacité à combattre les difficultés et les nuisances que lui oppose son subconscient. Sa part « primitive » refoulée, il est à la merci de ses propres démons.

La thérapie de Jung propose de mettre le moi de l’individu en dialogue avec son inconscient dans l’objectif d’atteindre une vue plus large de l’esprit et ainsi guérir l’âme de sa division interne. Ses recherches reprennent aujourd’hui de l’importance et deviennent plus que jamais à considérer lorsque l’on veut analyser et comprendre les « démons » qui assaillent nos sociétés.

Les régimes autoritaristes qui ont jalonné l’histoire, sont bien souvent le fruit d’une élite qui a réussi à exploiter les peurs des masses et ainsi, les plier à leur volonté.

Dans la plupart de ces cas, c’est bien une psychose de masse qui fut le terreau fertile permettant la naissance des actes de cruauté globalisée les plus inhumains, sous couvert d’une cause noble ou promesse d’un lendemain heureux.

Mais comment ces idéologies se propagent t-elles et surtout, comment réussissent-elles à convaincre ?

C’est une question à laquelle j’espère pouvoir apporter un élément de réponse dans la troisième partie de cet article.