Une société n’est pas nécessairement définie par les membres qui la composent car ceux-ci sont constamment amenés à être remplacés, que ce soit par les flux migratoires ou tout simplement par la génération suivante d’individus. La société n’est pas non plus définie par sa religion. L’histoire en témoigne. Nombreuses sont les nations qui se sont érigées sans le besoin d’une instance religieuse unique, établie pour tous. Une société n’est pas non plus définie par ses technologies, ni son territoire.

Mais alors, qu’est ce qui lie les membres d’une communauté et qui définit son fondement ?

Les hommes s’érigent en groupes sous un récit commun, historique ou mythique, avec le souhait d’un idéal partagé par tous - ou du moins la majorité - de ses membres. La société, c’est donc l’art de la vie commune. Une vie régie par des lois, des normes et une histoire. C’est du moins ce qui se rapprocherait le plus d’un consensus général dans l’entreprise délicate de définir ce qu’elle est réellement.

Le paradigme est un système de valeurs et de préjugés qui agissent durablement sur les idées et les thèses à un moment donné du développement d’une société, nous explique Thomas Kuhn, éminent philosophe et historien des sciences. Le point central de toute communauté d’individus est donc le paradigme partagé par les membres de cette communauté.

Dès lors, nous réalisons le poids que l’idéologie et la pensée ont eu dans la naissance des grandes civilisations. Seule cette dernière a la capacité d’exercer une transformation profonde chez l’individu, et par extension, chez la famille, le clan et la communauté. Le monde dans lequel nous évoluons n'a-t-il pas lui-même été bâti par les idées ? Voilà une vérité générale qui, pour certains, peut sembler évidente mais qui renferme des messages dont on peut difficilement, après mûre réflexion, douter de la valeur. Nous sommes en droit de nous demander qui ont été ces personnes qui ont érigé ces systèmes de valeurs. Comment sont-elles parvenus, par la simple vertu de l’esprit, à rallier des milliers, voire des millions d’individus sous leur bannière ?

Étant conscient que je ne serais jamais capable de répondre à cette question et d’identifier les principaux acteurs de ces temps immémoriaux, je m’attache à analyser ceux qui perpétuent, à notre époque, cette faculté de rassembler les personnes autour d’eux à large échelle.

Transmettre ses idées n’est pas chose aisée. J’en suis moi-même très difficilement capable, voilà pourquoi je voue une admiration sans bornes à cette capacité qu’ont les orateurs de toutes sortes, à conter leurs histoires. Le conteur d’histoire, le storyteller, comme j’aime l’appeler, est pour moi la clé de voûte de tout groupe humain. Même s’il n’a pas de prime abord, un rang social élevé ou une aisance financière, celui qui est compétent dans l’art de raconter une histoire possède un poids insoupçonné sur l’esprit de ses auditeurs.

Dans les communautés traditionnelles comme dans les sociétés modernes, on retrouve cette éminence de celui qui conte les mythes créateurs ou l’histoire de son peuple

En Afrique occidentale par exemple, on retrouve extensivement ce respect pour le conteur comme le témoigne la place centrale des diéli (dits griots) dans les cours royales traditionnelles et dans l’organisation de la société. En Occident, de nos jours, c’est dans l’historien que l’on place cette confiance absolue, à tel point qu’il est rarement remis en question, si ce n’est par ses propres pairs.

Mais hélas, l’art du storyteller ne se borne pas simplement à la réalité historique. De tout temps, l’homme politique a saisi le pouvoir que renferme l’histoire dans l’esprit collectif et a usé de celle-ci à son profit, donnant parfois lieu, aux plus grands drames de l’histoire de l’Humanité.

On saisit dorénavant que le paradigme des innombrables sociétés humaines qui se sont succédées, ne sont que la résultante de la propagation massive des idées d’une poignée d’élites, qui, par leur ingéniosité d’esprit, ont réussi à établir celles-ci comme les fondements de leur communauté.

Les plus grandes figures que nous connaissons, jusqu’à ce jour, que ce soit dans le sport, l’art ou la politique, partagent un point commun ; leur faculté à inspirer les gens par la parole. Voilà précisément la force du storyteller. Il est capable de laisser une trace indélébile dans les sociétés qu’ils foulent, inspirant par la même occasion des générations et des générations d’individus. Sa parole reste vivante et vibrante, bien après sa mort.

Les individus talentueux mais qui n’arrivent pas à inspirer leurs pairs, ne rencontrent, hélas, pas le même succès

Le storyteller, consciemment ou non, a le potentiel en lui de régir l’ordre et la pensée d’une communauté. Par voie de conséquence, il est aussi le garant des courants de pensées et idéologies qui parcourent l’époque et le lieu où il exerce son influence.

Son idéologie ne porte pas d’action directe, elle n’agit que par influence

Souvent lorsque l’on entend la parole d’un orateur qui nous séduit, on repart avec la sensation d’avoir grandi, d’avoir réalisé quelque chose de nouveau. Le fait est que, par la parole, l’orateur a planté une graine en nous. Graine qui peut être arrosée par la pensée et l’interprétation propre à chaque individu.

Le storyteller est, en ce sens, le vecteur d’une idéologie. Au-delà de conter une histoire, il met en avant ses éléments et ses détails sous un prisme subjectif qui n’est autre que le sien. Son pouvoir d’influence sur ses auditeurs n’est pas.

À l’ère du digital où notre voix peut atteindre tous les recoins de ce vaste monde, j’en appelle aux storytellers qui considèrent qu’une vague de changements est nécessaire.

Usez de vos dons. Exprimez pleinement ce que vous êtes. Racontez votre histoire et lancez votre message tout en restant conscient du poids qui incombe à votre parole. Car votre voix est nécessaire pour tailler et inspirer ceux qui, à leur tour, érigeront les sociétés de demain.