Belzébuth, de l'hébreu זְבוּל בָּעַל (Ba'al Zǝbûl), qui signifie initialement "Maître des Princes", dont on retrouve le nom sous cette forme dans le grec Βεελζεβοὐλ (Beelzeboúl) du Nouveau Testament, en Matthieu, 10:25. זְבוּל בָּעַל (Ba'al Zǝbûl) fut initialement transposé dans la Torah dans un but parodique par זְבוּב בָּעַל (Ba'al Zǝbûb) (2 Rois 1:2-17), qui signifie littéralement "Maître des mouches", et même dans une de ses variantes זָבַל בָּעַל, (Ba'al Zabal) "Maître du fumier"… Cette altération parodique était destinée à ridiculiser les pratiques idolâtres des nations.

Ce qui retiendra notre attention ici dans un premier temps est l'étymologie initiale de "Maître des Princes". Quelle est donc cette instance qui gouverne les princes, si ce n'est la structure relationnelle qui préside à tout pouvoir? On retrouve là les grands tropismes relevés plus haut: domination, manipulation, aliénation de la souveraineté du sujet - au sens de noyau réflexif rayonnant exprimé dans le sens grammatical pronominal - à l'ordre politique, qui ne porte que sur la conduite des masses et mène à l'adultération du sujet, au sens précité, en sujet au sens politique, c'est-à-dire être soumis à la sujétion. Ce dernier sens, qui résulte en dernier ressort d'une dialectique maître/esclave, relève d'une économie relationnelle fondée sur la domination, héritée de notre ancrage dans le règne animal selon la chair. Nous avons vu plus haut la tension irréductible autant qu'irréconciliable que cet ancrage entretient avec l'ordre subjectivant du langage.

La dimension politique, qui consiste à organiser et conduire les masses, ne connaît que le pluriel et ignore en autrui la dimension du sujet, au sens pronominal singulier initial du terme ("Je"), ce qui la conduit à exercer une torsion sur le langage en le privant de sa dimension interlocutive. En effet lorsque l'homme politique ou le tyran s'adresse à une foule, il lui laisse abusivement croire à la fonction de réciprocité naturelle du langage, dans la mesure où chacune des personnes qui la compose se trouve de fait contrainte à l'expression d'une doxa commune ("Nous") qui ne peut que la réduire au silence singulier de ses facultés critiques, sous peine d'exclusion. Nous pouvons observer en pleine lumière ici une faille constitutive du langage, repérable dans le caractère intransposable de sa fonction interlocutive du singulier au pluriel, alors même que rien dans sa structure logique interne ne paraît s'opposer à une semblable transposition. Cette faille est la résidence principale de "Belzébuth". Quand un sujet singulier ("Je") – celui du maître et du tyran - s'adresse à une altérité plurielle ("Vous"), il y a de fait un dévoiement pervers implicite et indiscernable à première vue des conditions nécessaires à toute interlocution. Le tour de passe-passe que le politique est toujours tenté de réaliser consiste à jouer sur la confusion résultant de l'illusion de la possibilité d'une équivalence entre le pluriel et le singulier, laissant croire au sein de la foule qu'il s'adresse à chaque personne dans sa singularité propre alors qu'il n'en est évidemment rien. En effet, l'interlocution ne peut être effective qu'entre deux êtres singuliers susceptibles de dialoguer, c'est-à-dire de s'écouter mutuellement et de se répondre l'un à l'autre sur un pied de stricte égalité, donc sur le fond intact d'un indispensable horizon éthique. C'est précisément ce point qui faisait dire à Jacques Lacan que le Décalogue reçu par Moïse au Sinaï forme le corpus de règles indispensables à l'existence et la préservation de tout langage. Le sujet en tant que tel, considéré comme instance délibérative réflexive dotée de facultés critiques, est, a contrario réduit au silence au sein d'une foule, sous peine de s'en trouver exclu de facto. L'instrumentalisation du langage par le politique, dont la fin est l'efficacité opératoire et non l'impératif catégorique kantien issu de l'héritage mosaïque, exerce sur lui une érosion qui conduit à sa perversion sous la forme de ce que l'on nomme langue de bois, novlangue, novapuk, etc…, autant de termes qui désignent un même processus d'élaboration politique du mensonge, exploitant ces failles offertes par le langage.

Ceci établi, la question se pose de savoir pourquoi Belzébuth serait donc le "Maître des Princes"? Pour la simple raison que les princes ne peuvent se maintenir tels qu'en faisant allégeance à la logique perverse de dévoiement du langage que nous venons d'exposer, et dont ils finissent par devenir esclaves eux-mêmes: faisant voler en éclat la structure interlocutive nécessaire au soutènement de tout langage en lui substituant une logique aliénante de domination, l'ordre politique – néanmoins indispensable à la constitution pérenne de toute société humaine, faut-il le rappeler? - tient également les maîtres qui le servent sous sa férule, en leur interdisant l'accès à l'ordre subjectivant libérateur du Royaume, au sens donné à ce terme par les évangiles. La pérennité de tout ordre politique reposant sur le dévoiement du langage donc sur l'aliénation d'autrui, ou sur l'aliénation d'autrui donc sur le dévoiement du langage, ces deux phénomènes étant commutatifs, strictement équivalents et désignant la même opération, on comprend qu'au-delà du calembour la transformation de Ba'al Zǝbûl (Maître des Princes) en Ba'al Zǝbûb (Maître des mouches) ou Ba'al Zabal (Maître du fumier) n'est pas fortuite: on sait où mène l'arbitraire du pouvoir lorsqu'il ne connaît plus de limites, une fois que le seul dévoiement du langage ne suffit plus à son ivresse.

Méphistophélès, du grec μή, (mḗ), marquant la négation, φως, (phōs), lumière et φιλος (philos), aimant: littéralement, "celui qui n'aime pas la lumière". La lumière est dans toutes les civilisations l'attribut divin par excellence, quand elle ne se confond pas avec Dieu lui-même chez de nombreux mystiques. La lumière, en tant qu'elle est dispensatrice de vie, est l'attribut indispensable du discernement et se trouve employée au titre d'une métaphore permanente dans l'ordre de l'esprit et de la raison. Méphistophélès est l'instance qui s'oppose à toute élucidation (littéralement la mise en lumière) au profit de la confusion, c'est-à-dire de l'obscurité, tant la métaphore visuelle est ici puissante pour évoquer l'indistinction qu'autorise l'ombre, où les placements justes résultant des désignations distinctives correctes opérées par le langage sont impossibles: dans confusion, il y a fusion, ce qui évoque une matrice relationnelle primitive pré subjectale. Nous nous trouvons ici aux sources de l'éveil de la conscience, dans les fondations les plus profondes de la raison humaine, face au socle archaïque responsable de l'émergence de l'intellection et de la possibilité d'élaboration de toute rationalité. Cette matrice fusionnelle pré subjectale est stricto sensu l'utérus puis les bras protecteurs maternels qui en sont l'extension après la naissance, et la structure qui la soutient est précisément celle qui, si elle n'est pas dépassée au moment du stade du sein dont nous avons déjà parlé, sera responsable d'un éventuel dévoiement incestuel. Or, ce qui caractérise la scénographie incestuelle est précisément la confusion des placements généalogiques respectifs, qui, sainement établis, sont au principe des premières inférences causales correctement placées chez le jeune enfant. Les trois principes de la logique aristotélicienne, qui fondent l'édifice de la raison, sont l'expression formalisée de cette récusation de toute confusion incestuelle qui a formé une part fondamentale du propos central de la civilisation hellénistique: le premier d'entre eux, le principe d'identité, vise à établir ce que j'appelle le "corsetage distinctif des étants", à partir de ce saut majeur vers l'humanisation que constitue le stade du sein, cette véritable dé-fusion qui cristallise la naissance d'un sujet distinctif ne se confondant désormais plus avec les bras qui le portent ou le sein qui le nourrit, reconnus comme attestation d'une altérité dorénavant irréductible. De proche en proche, par le jeu des inférences et des extrapolations, cette faculté acquise d'appréhension distinctive du monde s'étendra à tous les étants qui le peuplent. Le principe de non-contradiction, qui forme le deuxième des trois grands principes de la logique aristotélicienne, a pour objet de garantir la cohérence des propriétés intrinsèques et relationnelles propres d'un objet quel qu'il soit. Sa matrice initiale en est également la récusation de la confusion incestuelle: les conflits logiques inter et intra générationnels qui résulteraient du franchissement d'un tel interdit sont insolubles pour la raison et ouvrent une béance vers les gouffres de la psychose. Le mythe d'Œdipe notamment l'atteste de manière indubitable: sous peine d'être aveuglé, supplice qu'Œdipe s'inflige au terme de ses transgressions, c'est-à-dire d'être privé de lumière au sens littéral autant que métaphorique dans l'ordre de la raison, un fils ne peut épouser sa mère, qui sinon deviendrait à la fois la mère de ses enfants, mais en serait également la grand-mère, lui-même devenant leur père mais également leur frère et leur grand-père, en sa qualité de conjoint de celle qui, sous un certain angle, est leur grand-mère. On le voit, la folie n'est pas loin, sœur d'une telle confusion. Le troisième pilier de la logique classique, le principe du tiers exclu, forme le gardien de cette porte ouvrant sur la folie, interdisant la tentation de l'édification d'univers alternatifs où, entre l'existence et l'inexistence d'un étant, pourrait se trouver un état intermédiaire permettant illusoirement de laisser une place à l'impensable - il convient cela dit de préciser incidemment que l'application au domaine de l'être de ce principe du tiers exclu, selon laquelle il n'y aurait pas de gradations dans l'être semble n'être pas soutenable dès lors qu'elle est appliquée au domaine du vivant, tant il y a bien dans l'ordre de l'inscription des êtres vivants au sein du monde différentes gradations d'être, depuis l'organisme mono cellulaire jusqu'à l'être humain en passant par les multiples modalités plus ou moins évoluées de présence au monde que l'on trouve dans le règne animal.

On voit le lien étroit que la raison et le développement des facultés intellectives qui autorisent son avènement entretiennent avec ce marqueur exclusif de notre humanisation qu'est l'interdit de l'inceste. Il s'agit ici de la question, centrale s'il en est, du placement, qui dans l'errance humaine au cours des siècles est souvent responsable des malheurs les plus grands: confusion, prédation, jalousie, qui toujours mènent à la négation d'autrui sous ses formes les plus extrêmes. Méphistophélès joue sur le primat de l'immédiateté pulsionnelle et de l'irrationalité émotionnelle qui sont responsables de ces confusions de placement et constituent autant de freins à l'exercice lumineux de la raison, où toute chose trouve sa juste place hors de l'obscurité et du chaos. Il n'est pas fortuit que la dénomination favorite du prince des enfers ait été à partir du XIXème siècle celle-là, chez Goethe tout d'abord, puis chez tous les auteurs qui auront été influencés par la puissance évocatrice du mythe faustien, Franz Liszt, Charles Gounod, mais aussi Thomas et Klaus Mann, pour ne citer que les plus connus: ce siècle et le suivant auront bien été ceux d'une profonde schize du sujet humain, où l'expansion envahissante d'une émotivité pulsionnelle protéiforme dont le potentiel de destructivité n'avait pas échappé aux grecs de l'antiquité s'accompagne en un apparent paradoxe d'un rationalisme scientifique instrumental toujours plus froid dans son formalisme mathématisé. On ne connaît que trop depuis l'aube du XXème siècle les monstres hideux qu'un tel couple peut enfanter. Malgré les leçons de l'histoire, sa vitalité reste inentamée présentement: se pencher sur ce problème est assurément l'enjeu majeur des temps qui s'annoncent.