Cocktail est question de mélanges, parfois d’ivresse, si cet état désigne l’exaltation de deux matières qui se rencontrent, et que cette collision remodèle. Fondée sur des couples d’œuvres, elles-mêmes formées par matières et couleurs duelles ou par association de techniques, l’exposition de Morgane Tschiember est un espace de contact empreint d’une tension romantique, qui serait celle du feu pour un bois qu’il noircit, sans le consumer.

Attribut de la domesticité comme du théâtre, un rideau circonscrit la pièce, empli d’une voix énigmatique. On entend Feux, de Marguerite Yourcenar, dont l’inspiration antique et la forme fragmentaire n’écartent pas la passion amoureuse, rendue abstraite par récit ou représentation, de sa part physique : un cœur, «c’est de l'ordre de la table d'anatomie et de l'étal de boucher. Je préfère ton corps» 1. Cette construction de l’espace par le son, voire le bruitisme métallique futurisme, est à la fois chœur antique ou conteur omniscient, qui tiendrait du Nouveau roman sa présence analytique.

Comme le narrateur de La Jalousie de Robbe-Grillet décrit minutieusement un espace de désir habité d’absence, la voix de ces Feux dresse une pièce démise de son architecture au profit d’une atmosphère d’observation scrupuleuse de la table des matières. C’est l’insaisissabilité de l’évocation, sur la douceur de la peau, contre la densité du métal : «Absent, ta figure se dilate au point d’emplir l’univers. Tu passes à l’état fluide qui est celui des fantômes. Présent, elle se condense ; tu atteins aux concentrations des métaux les plus lourds, de l’iridium, du mercure. Je meurs de ce poids quand il me tombe sur le cœur » 2.

De ces questions de surfaces et de profondeurs, relève l’énigmatique matérialité des œuvres de Morgane Tschiember, marquées par la concomitance de leur fabrication et de leur forme. Leur apparence ne confère aucune certitude, tant leur long, délicat, physique processus d’élaboration produit de matières valant parfois, visuellement, pour d’autres. Les surfaces marbrées de Cocktail ne sont pas du marbre ; elles ont, par principe d’équivalence et surcroît d’ambiguïté, possibilité d’être au mur, ou au sol, revêtant sur une surface monochrome, ou dans un système de connivence avec des sculptures en verre, leur pouvoir de transposition. Constituées de mousse imbibée de cire, des veines, signe de la présence d’oxydes métalliques dans la roche, apparaissent par appuis sur ces surfaces lisses du corps de l’artiste : une autre histoire de rencontre.

Rencontres, voire heurts, sont, précisément, la formule préludant à un ensemble de pièces. Rencontres : les Honey drops, constitué d’un mélange de verre et de miel, simulent la couleur des rayons par mimesis, mais suspendent leur gravité à un crochet de boucher. Semblablement imputrescibles, liquides tous deux amorphes, atteignant la même viscosité à leur point de fusion, le verre et miel formulent ensemble la chaleur d’une apparence et la froideur du toucher. L’œuvre y ménage ce mystérieux effet de réel barthien, qui tient à une vraisemblance de réalité ; plus encore, par usage même de la matière qu’elle représente, elle est à la fois signifiant et signifié. Heurts : les Dust devil, formés par soufflage d’un mélange, a priori incompatible, de verre et de poussière, sont poussés à la limite de la brisure, constellés d’éclats. Ils retiennent de L’élevage de poussièresur le Grand Verrede Marcel Duchamp, la qualité de particules fines, ou élémentaires, tenues pour rebut, que la collecte met au rang de matière impérieuse et perturbatrice : d’ordre, de protocoles de fabrication, de «pureté».

Intégrer l’imperfection, une certaine rudesse, dans les œuvres, est aussi affaire de grandes sophistications, permettant d’approcher les troncs penchés de deux Rashesen postulant sur la similitude de leur composition. L’un est en béton, ayant empli un moule de carton partiellement conservé à sa surface - point limite de fusion avec le moule, changé au même titre que la pièce qu’il modèle - ; l’autre en bronze blanc, fondu à partir d’un autre Rash de béton, chauffé par endroits pour imiter la couleur du carton. L’un admet les qualités même du béton, matériau industriel à l’absence de finition, sa brutale torsion, tandis que l’autre les imite ; c’est l’informe, et la forme de l’informe, réunis par une ceinture de cuir large ignorant leur distinction.

Pour l’observateur qui serait entré dans la première pièce, et aurait posé son regard le mur du fond, est accrochée une céramique à la couleur de chair vive :Il m’a suffi de naître pour te perdre un peu moins. Rassemblée ou bien entrouverte, elle est l’interstice au nom de poème d’une irrésistible dissimulation : « L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille? » 3. S’en approcher admet des détails que le mystère de la forme escamotait : « quelle réussite, on dirait une peau » 4. Pièce intime, elle incarne par son renfoncement, en pendant du miroir placé au sol sous un Dust devil qui se balance, l’espace virtuel sous l’espace réel de la pièce : un prolongement excédant la dimension de l’œuvre, et celle de la pièce. « Où me sauver ? Tu emplis le monde. Je ne puis te fuir qu’en toi » 5.

Plus encore aux confins de l’exposition, deux Shibari anthracite irisé, en terre « ligotée » selon les principes d’une emprise guerrière ou du kinbaku japonais - art du bondage -, constituent une suspension ou arrêt temporel, qu’insinue encore la voix du prélude.

Je ne puis m’empêcher de voir dans mon amour une forme raffinée de la débauche, un stratagème pour passer le temps, pour me passer du Temps »5.