Henri Fantin-Latour fut victime d’une bien étrange fatalité. Le peintre ne connut jamais les difficultés financières que l’on imagine inhérentes au destin de l’artiste ; s’il eut quelques détracteurs n’ayant pas compris son œuvre, quel créateur a jamais été reçu unanimement comme génie sans aucune forme de procès ? Non, son mal est tout autre et ne trouve source que dans son talent même : sa virtuosité à peindre les fleurs. Fantin-Latour est l’un des plus grands peintres de natures mortes, et tout particulièrement de fleurs, qui ait existé. Si ce style n’est plus tellement au goût de notre époque, il est tout de même difficile de ne pas être impressionné par les compositions florales du peintre, délicates et ravissantes, bien supérieures à l’ennui que l’on pourrait aujourd’hui attendre d’une nature morte. Cette supériorité, évidente au XIXe siècle, s’imposa vite comme son gagne-pain. Il peignit plus de 800 tableaux de fleurs.

Né à Grenoble, la famille de Fantin-Latour s’installa à Paris alors qu’il était encore assez jeune, et il n’en partit plus jamais. Très casanier, il ne se laissa déloger de la rive gauche qu’à une seule reprise pour s’installer dans le quartier des Batignolles, alors « capitale » de l’Impressionnisme. Mais il retourna vite de l’autre côté de la Seine retrouver ses premières amours – et, après tout, Fantin ne fut jamais impressionniste. Certes, il fit parti du groupe des Batignolles, au sein duquel Manet et ses apôtres – Renoir, Monet, Sisley, Bazille, Pissarro, Degas – donnèrent naissance à l’Impressionnisme. Il est même l’auteur d’Un atelier aux Batignolles, la meilleure représentation du cénacle et des initiés qui le composent. Pourtant, Fantin ne suivit jamais ses amis dans leur mouvement. Le Maître qu’il admire par-dessus tout, son modèle et son inspiration, c’est Delacroix. Il vénère chez lui la capacité d’imagination, la création profonde, la fenêtre ouverte sur les jardins du rêve.

Car nous touchons enfin ici à l’infortune de notre peintre : Fantin est un rêveur. Un grand imaginatif, la tête pleine de fantaisies. Passionné de musique, il est un admirateur engagé, bien que non polémiste : s’il ne prend pas la plume pour défendre ses idoles, Schumann, Berlioz et Wagner, il exprime bien plus volontiers son exaltation par le pinceau ou par la lithographie. Fantin ambitionne de traduire (pour ces génies injustement traités) par la peinture la symphonie poétique ; de faire un commentaire musical en s’adressant à un autre sens du spectateur ; d’interpréter la vérité dramatique de ces personnages fabuleux Hector, Vénus, Mercure, Roméo et Juliette, Lélio, Gretchen – dans un cadre de rêverie.

En 1867, Fantin vit l’opéra de Berlioz, la Prise de Troie. Avant cela, en 1861, il avait pu assister à l’échec du Tannhäuser de Wagner, à Paris. Ces deux représentations, et bien d’autres sans doute, lui inspirèrent de magnifiques interprétations de leurs légendes.

Seulement voilà : le romantique est enchaîné au végétal ; ses peintures de fleurs sont devenues le poids du quotidien, un moyen de subsistance. La beauté n’est plus une poursuite, mais une profession. Il confia un jour : « Je fais toujours des natures mortes, mais mon moi, que je découvre tous les jours, veut paraître. Plus maintenant d’essais d’enfant ! Les esquisses que je faisais depuis longtemps, la Féerie, celle de Tannhäuser, j’y reviens de jour en jour et je me représente avec le plus de réalité possible ces rêves, ces choses qui passent un moment sous les yeux. »

Ses rêveries, il s’y abandonne dès qu’il a du temps entre deux commandes – mais son succès est grand et les demandes s’enchaînent. La quasi-totalité de ses toiles florales partent pour l’Angleterre : son grand ami le peintre James Whistler — rencontré au Louvre alors qu’ils avaient placé côte à côte leurs chevalets de copistes — lui avait présenté, lors d’un voyage à Londres, Edwin Edwards, un graveur qui se prit d’affection pour Fantin et lui trouva de nombreux débouchés en Angleterre, épargnée par le dédain des amateurs français pour tout peintre pactisant avec les impressionnistes.

Fantin s’adonna aussi au portrait, bien que ce ne fût pas son exercice de prédilection. Méticuleux et acharné à la tâche, il se prit d’abord pour modèle car il n’osait faire subir à d’autres les longues heures de travail. Ses premières années nous font voir un très grand nombre d’autoportraits, sur lesquels il s’exerce. Quand il finit par peindre d’autres modèles, il attendit d’eux beaucoup de patience. En tant que peintre vériste il avait coutume, surtout pour celles de ses toiles qui n’étaient pas des rêveries, d’être extrêmement scrupuleux et de reproduire la vérité dans ses moindres détails, de l’expression du regard ou de la position des mains jusqu’aux plis d’une étoffe. Sa volonté de représenter la réalité de la vie bourgeoise capturait souvent ses sujets dans les attitudes les plus simples et les plus naturelles, comme dans la toile La Famille Dubourg représentant madame Fantin-Latour en compagnie de la belle-famille du peintre. La jeune femme est montrée debout en train de boutonner son gant, comme sur le point de sortir de la pièce. Les contemporains du peintre goûtèrent peu ce vérisme, et la critique évoqua même des figurants empaillés ou conservés sous verre. Pourtant Fantin ne faisait que peindre les gens de la même façon qu’il peignait ses fleurs : tels qu’il les voyait.

La vie d’Henri Fantin-Latour fut dépourvue de drame. Ni détresse ni éclats de gloire ne vinrent bouleverser son quotidien parisien – pas même son amitié avec ces agitateurs d’impressionnistes. Des prix récompensèrent certaines de ses toiles au Salon ; les commandes continuèrent d’affluer. Il ne connut pas le besoin et put vivre de son art, le rêve de tant d’artistes. Et pourtant, ce n’est pas d’œillets et de narcisses dont l’artiste rêvait, le soir, en fermant les yeux. Fantin dut longtemps faire taire les splendeurs de ses visions ; c’est dans ses bouquets qu’il nous en faudra chercher la trace.

L’exposition « Fantin-Latour – À fleur de peau » est actuellement en cours au Musée du Luxembourg depuis le 14 septembre et jusqu’au 12 février 2017, à Paris.

Texte par Capucine Panissal