Le titre « Vingt fois sur le métier remettre l'ouvrage » que Lina Ben Rejeb a retenu pour son exposition reprend une métaphore de l'Art poétique de Boileau. La métaphore renvoie d'abord au travail artisanal acharné pour donner forme à une idée bien conçue. On est là dans la part toute manuelle du travail artistique – dont l'évocation peut ici paraître paradoxale car Boileau est poète. Il utilise donc une image qui fait penser au travail manuel pour parler d'un travail essentiellement intellectuel, révélant ainsi sa part de « métier ». Lorsqu'on confronte la phrase et son contexte au travail de Lina Ben Rejeb, il prend un sens particulier.

Il s'agit, pourrait-on dire, d'un titre-tiroir. Il évoque de prime abord le travail consciencieux, qui est constitutif du travail de l'artiste, mais dans le contexte du poème, et surtout dans la dernière ligne, il devient comme une description de ses procédés de travail. « Ajoutez quelquefois, et souvent effacez », dit le poète. C'est précisément ce que fait notre artiste. Mais on n'a pas besoin d'être historien de la littérature pour s'apercevoir que l'effacement tel que le conçoit Boileau ne peut pas correspondre à la manière dont l'utilise Lina Ben Rejeb.

Dans l'esthétique classique de Boileau, qui ne pouvait rêver ni de Kooning, ni de Rauschenberg qui effaça son dessin, l'effacement ne fait pas encore oeuvre. Il correspond à une négation de ce qui était, à un remplacement ou, éventuellement, à une réduction. Or, chez notre artiste, effacer c'est plus que remplacer ou réduire.

C'est le concept de recouvrement qui résume le mieux le paradoxe de l'effacement créateur tel qu'il apparaît dans le travail de Ben Rejeb. Le terme renvoie en effet à deux notions contradictoires et dont les étymologies sont indépendantes : recouvrir et recouvrer. La première vient de cooperire – « couvrir avec force » – la deuxième de recuperare qui donna à son tour le verbe récupérer et renvoie donc à la possibilité de retrouver quelque chose. Les opérations contradictoires autant que l'accident heureux qui les réunit dans une notion, nous emmènent au coeur de la pratique d'une artiste qui trouve « fascinant de non pas essayer de réparer mais de mettre en oeuvre, en fait de révéler l’accident et que justement cet accident révélé soit une représentation des constituants de l’oeuvre ». Une manière qu'elle a de faire advenir l'accident est justement la superposition de couches (de peinture, d'écriture, de feutres de couleurs...) et de procédés dans le temps (elle parle d'« étapes ») selon un protocole déterminé. Mais si le point de départ de ses oeuvres est toujours une interrogation conceptuelle, la création est, comme celle qu'évoque Boileau, plus que l'exécution d'un plan.

En effet, Ben Rejeb se reprend souvent. Non pas tant parce qu'elle n'aurait pas réussi à faire ce qu'elle avait prévu, mais parce qu'elle avait décidé d'avance qu'elle se reprendrait. La reprise est un élément constitutif de son travail et fait partie des protocoles qu'elle définit. Mais si les oeuvres de Lina Ben Rejeb sont basées sur l'exécution de protocoles, qui peuvent parfois être les mêmes, les règles ne fixent pas ce que sera la forme finale. Ses protocoles aménagent la possibilité d'accidents au moment de la réalisation, dont elle peut décider qu'ils sont « heureux » et qui transforment le concept initial. Son affiliation historique et théorique est en réalité double : l'art conceptuel et la peinture. Les plaisirs de la matière, de la découverte des techniques et celui de voir apparaître des formes sous ses mains sont tout aussi importants pour elle que la teneur conceptuelle de ses oeuvres.

Texte de Klaus Speidel