« Mais qu’en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? » - Georges Bataille, L’Expérience intérieure

Une nouvelle génération d’artistes émerge sur la scène libanaise contemporaine, des artistes capables de réconcilier l’intime et le politique avec force et — osons le mot— poésie. Il y a quelques jours, à la radio, j’entendais Marguerite Duras parler de la charge révolutionnaire de la poésie. Nous oublions souvent que ce sont là les deux branches d’un même arbre. Et ces artistes libanais s’y accrochent. Bien sûr, l’histoire politique du Liban est à prendre en compte. Bien sûr il y a Walid Raad, la force des archives pour dire le Temps contre la disparition. Bien sûr, le Liban n’a vécu que la guerre depuis maintenant 30 ans. Mais Charbel-joseph H. Boutros, Paul Hage Boutros et Stéphanie Saadé ne tournent pas le dos à cette histoire-là : au contraire, ils la prennent en charge dans leur intimité, dans leurs corps, dans leurs confessions, dans leur sommeil, et leurs expériences intérieures. Et si je parle d’expérience intérieure, c’est en pensant à Georges Bataille, qui écrit ce livre si dense, en France pendant la Seconde Guerre Mondiale, à un moment où il ne voit qu’obscurité et abîme du sens.

Ces démarches possèdent une force radicale. La réduction minimale héritière de la tradition conceptuelle est ici toujours engagée dans une quête sensible, attachée aux potentiels de fiction et ne négligeant jamais la « 1ère personne ». Ces oeuvres ne sont pas le résultat de protocoles froids. Elles sont en elles-mêmes comme chargées d’électricité, et en deviennent des concepts remplis à craquer, remplis de soleil, de nuit, d’énigme, de mélancolie, de nostalgie ; mais aussi d’artifices, de gestes si précis qu’ils ne sont jamais symboles étouffants.

Ces artistes me rappellent que la délicatesse est une conquête. L’élégance aussi. Ces mots ne sont pas vides. Ils sont avant tout le résultat d’un engagement de l’être qui rayonne autour de lui, résolument ouvert sur l’ouvert, ouvert sur l’action, sur ce qui doit être dit ici et maintenant, et prendre forme ici et maintenant.

Deux roses cohabitent dans le même vase, l’une artificielle, l’autre naturelle.
Une chaîne aux maillons incompatibles reste néanmoins une chaîne.
Les Confessions de Rousseau sont désormais parcellaires.
Une clé plantée dans un tas de terre incarne le mal du pays.
Toutes les pensées ont été effacées.
Des téléphones sonnent. Sans réponse.
Le secret. Le sang. L’amour.
L’obscurité lumineuse.
Le soleil de Beyrouth s’arrêtera-t-il un jour de briller ?

Léa Bismuth