L’exposition GéBé, présentée par Alexandre Devaux réunit une quarantaine d’oeuvres emblématiques - dessins d’humour, planches de bandes dessinées, dessins de presse - de ce grand maître de la culture graphique contemporaine.

Cette exposition accompagne la sortie de la monographie de GéBé récemment parue aux Cahiers dessinés : J’ai vu passer le bobsleigh de nuit et la réédition de l’album accompagné du film L’An 01 à L’Association.

Dessinateur de la «nouvelle vague»

GéBé, Georges Blondeaux, est né en 1929 à Villeneuve-Saint-Georges. Il est mort en 2004 à Melun. Après avoir été dessinateur industriel à la SNCF et que ses premiers dessins d’humour ont été publiés dans La Vie du rail, Le Journal du dimanche, Radar, Télé-Magazine, Paris-Match, le Scottish Daily Express et Paris-Presse- L’intransigeant, GéBé entre en 1961 au journal Hara-Kiri, créé quelques mois plus tôt. Il en devient instantanément l’un des piliers. Il y a aussi, outre les fondateurs Cavanna et Bernier (le professeur Choron), Fred, Reiser, Cabu, Wolinski et Topor. GéBé a participé à l’explosion d’une nouvelle vague de l’humour graphique en France. Cet humour se caractérise par une affirmation de la noirceur, de l’absurdité, du non-sense, une capacité de choc augmentée par l’élision ou l’absence de légendes, l’abandon des sujets conventionnels, le mépris de l’humour «à la papa», une exigence intellectuelle accrue envers le lecteur.

Un créateur multimédia

L’humour, le génie graphique et poétique de GéBé étendent leur envergure dans les pages d’Hara-Kiri. En prenant de l’assurance, ivre de liberté, son esprit ose s’aventurer toujours plus haut dans la réflexion, le jeu mental et l’utopie qu’il définit comme «ce qui saute au-dessus de la réalité pour découvrir d’autres paysages que ceux qu’on connaît.» Cavanna résume : «L’intelligence de ce gars vous prenait à la gorge. Son cerveau fonctionnait dans son coin tout seul, comme une machine désuète et très subtile aux rouages huilés avec soin. De l’humour de haute précision. Je sentais que tout allait changer. Il était trop fort pour nous. « En effet, la capacité d’invention, la créativité, la curiosité, l’étrangeté mais aussi l’aisance technique avec laquelle GéBé assimile, détourne, subvertit alternativement les codes de la publicité, du roman-photo, de la bande dessinée, du reportage, du roman policier, de la caricature, du théâtre et du cinéma même, laissent pantois.

GéBé rejoint en 1966 l’équipe du journal Pilote où paraissent nombre de ses récits en bande dessinée. Il écrit à partir de 1967 des sketchs pour différentes émissions de radio : Le Feu de camp du dimanche matin avec Gotlib, Fred et Goscinny (Europe 1), Prélude à l’après-midi (France culture), Le Théâtre de l’étrange (Inter variétés), Les Papous dans la tête, Les décraqués (dans les années 1980 sur France Culture) et d’autres encore. Il est un intervenant régulier du programme oulipien consacré au dessin : Du Tac au tac, 1969. Jean-Luc Godard le filme en 1976 en train de dessiner l’histoire Tout à 1fr pour l’émission Six fois deux (FR3). Dans les années 1980, il scénarise, avec Roland Topor et Jean-Michel Ribes notamment, des scènes pour les émissions Palace et Merci Bernard. Gébé est dessinateur et écrivain.

Les dessins sont des films

Plusieurs dessins de GéBé comportent des références au septième art, certains aussi racontent les films qu’il se faisait enfant, avec sa lanterne magique, ou à partir de photogrammes à l’entrée du cinéma de quartier. Il arrive que ses planches soient présentées comme des «films à faire». Il existe un rapport étroit entre son stylo et la caméra. Il a fait des scénarios, texte et dessin, pour des créations filmiques : «Il est prudent de louer», 1967 (émission Rhésus B. 2ème chaîne), Je ne vous souhaite pas le même rêve (émission Coda, 1970), un court-métrage réalisé par Yves Kovacz. On ne se dit pas tout entre époux (1971), dont Jacques Doillon a tiré le scénario de son premier film (un court-métrage), «Les ombres chinoises», 1975 (Le petit rapporteur, TF1). GéBé réalise lui-même deux courts-métrages : L’Inventaire en 1974 et La Mémoire en 1975. Son oeuvre la plus emblématique, qui a fait date dans l’histoire du cinéma, c’est L’An 01.

L’An 01 est une création qui a mis en abîme les cadres de la presse, du cinéma, du livre, de la bande dessinée, du dessin et de la relation de l’auteur avec ses lecteurs. L’idée de GéBé a été de faire un film avec ses lecteurs, que le lecteur pénètre dans l’acte créateur, et que la temporalité de publication de ses planches dans un journal s’enchevêtre avec la temporalité du tournage des scènes du film. Du «film à faire», GéBé est passé au «film en train de se faire» puis au «film fait». Un livre qui raconte l’aventure de L’An 01 paraît en 1972, édité par Les éditions du Square (la maison d’édition d’Hara-Kiri, de Charlie Hebdo, etc.). Le film a été réalisé par Jacques Doillon (son premier long métrage), avec deux séquences tournées par Alain Resnais et Jean Rouch. Gérard Depardieu y joue un rôle, l’un de ses premiers, tout comme Coluche, Higelin, Gotlib et plusieurs autres futures célébrités. Il sort en salle en 1973 : 500 000 entrées. GéBé est cinéaste.

La survivance de GéBé

GéBé est resté attaché à la presse jusqu’à la fin de sa vie. Outre ses collaborations comme dessinateur et écrivain dans différents journaux, il a été rédacteur en chef d’Hara-Kiri de 1969 à 1985 où il a publié de nombreux jeunes artistes parmi lesquels Got, Pascal Doury, Pyon, Bazooka, Poussin, Alex Barbier, Pascal, Frédéric Pajak, Placid, Muzo, etc. Il a été cofondateur de la première version de Charlie Hebdo (1970), et de la seconde (1992) dont il a été le rédacteur en chef puis le directeur jusqu’à sa mort. Il a aussi été rédacteur en chef du journal Zéro (1986-1988) et directeur artistique de L’Idiot international (1989-1994) où il a publié Topor, Captain Cavern, Lulu Larsen, Tignous pour ne citer qu’eux. De par ses fonctions multiples, GéBé a fortement contribué au paysage de la presse des années 1960 à 2000.

Mais la force utopique du travail de GéBé l’a fait franchir les cadres du journalisme. Nombreux sont ceux pour qui il a été un puits d’inspiration, un déclencheur, et qui ont fait de Rue de la magie, de Berck, de Qu’est-ce que je fous là, d’Une plume pour Clovis et de L’An 01 leurs «livres pairs». Certains dessinateurs comme Pierre Fournier, Reiser, Jacques Tardi, les artistes du groupe Bazooka, Frédéric Pajak, Jean-Christophe Menu, Placid, Rocco, Killoffer ont témoigné ou témoignent encore de leur connivence avec l’oeuvre de GéBé, souvent aussi avec l’homme. Le Tampographe Sardon a consigné sur son blog : «Gébé c’est un de mes dessinateurs préférés, et aussi peut être une des rares personnes que l’on pourrait qualifier du gros mot obscène de poète sans tomber dans le ridicule.»

GéBé vous parle :

Le premier jour où on est artiste, on ne fait pas sonner son réveil, on entend les voisins partir au travail, on se rendort avec un frisson de plaisir.

Quelques années plus tard, on est l’hypocrite accompli. On dit : «Je ne suis qu’un artisan humble et consciencieux. Je travaille mon oeuvre comme le menuisier rabote sa planche, tourne un pied de chaise, ajuste un meuble.» Et dans la radio qui interview, ça sent bon le copeau et la cire.

On dit aussi : «Mon stylo, ou mon crayon, c’est un outil comme un autre...» On est sur le point d’ajouter «comme un marteau-piqueur, ou comme une emboutisseuse qui vous sonne la tête et menace les pattes 6000 fois par jour», mais on ne le dit pas, on s’arrête pile. C’est ça le métier.

Métier d’imposteur. Je ne parle pas des amuseurs qui débitent du divertissement pour euphoriser les masses acheteuses, mais de ceux qui, ayant trouvé la clef des champs, la mettent dans leur poche et racontent les champs, peignent les champs, vendent leur récit et leur peinture, puis, avec une partie de la quête, entretiennent des gardes pour défendre l’accès des champs. Depuis l’âge des cavernes, les créateurs montrent leurs oeuvres comme les prestidigitateurs montrent leurs lapins. «Oh ! Bravo !». L’artiste : «Merci ! Et maintenant, allez vous coucher, demain, il y a du boulot.» Les gens, en sortant : «On se demande où ils vont chercher tout ça !», et ils se sentent peu de chose et en rentrant chez eux, s’ils croisent un agent, un juge, un patron de bar ou un président des Etats-Unis, ils saluent bien bas.

Eh bien moi, je crache le morceau, je romps le secret professionnel. Renégat, je révèle à tous où on trouve les clés, les champs, les idées et les lapins. Je dis à tous les esclaves d’une production inutile à 90% «ARRÊTEZ-VOUS ! Les dix autres pour cent, continuez, on vous relaiera».

Premier résultat, nous cesserons d’empoisonner la planète. Deuxième résultat, on aura le temps. Et reprendre son temps de réflexion, son temps de curiosité, son temps de jugement, son temps d’apprendre, son temps de délectation et d’envie, son temps de bien laisser mûrir ses aspirations, son temps de vraie angoisse humaine, son temps de demander ce qui est important et s’y mettre tous, sept milliards d’hommes pensant, c’est ça la révolution.

Texte d'Alexandre Devaux