Il y a trois semaines, j’ai supprimé un compte Instagram que j’ai créé. Pendant trois ans, j’y avais mis tout mon cœur, tout mon temps, toute mon âme. J’y partageais des visuels et des vidéos soigneusement composés pour le plaisir des yeux des amoureux de l'Art. Ils étaient des milliers à suivre ce compte et les vidéos dépassaient des millions de vues.

C’était devenu une partie de moi, un prolongement de mon regard sur la beauté de l’art.

Et puis, je vous épargne les détails, j’ai décidé d’y mettre fin. Quand j’ai cliqué sur le bouton « Supprimer », Instagram m’a demandé :

Êtes-vous certaine de vouloir supprimer ce compte définitivement ?

En hochant la tête, j’ai laissé mon doigt appuyer sur « Oui ».

Et là, j’ai pleuré. J’ai pleuré comme on pleure un mort. Des rivières de larmes, brûlantes et salées, sont tombées sur le sol de ma cuisine. La tristesse, la rage, la haine, la violence… tout se mélangeait en moi. Ce n’était pas seulement la disparition d’un compte, mais la fin d’un chapitre de ma vie.

Mais au fond de cette tempête intérieure, une phrase m’est revenue :

Quand on te dit que c’est fini, Dieu te dit que c’est un commencement.

Alors j’ai respiré.

Grâce à ma foi en Dieu, j’ai trouvé la force de me relever du carrelage froid de la cuisine, ce sol qui venait de recueillir mes peines et mes doutes. Je me suis assise devant mon ordinateur, comme en face du Seigneur. J’ai fermé les yeux et je lui ai parlé :

Seigneur, toi qui sais ce qui est bon pour moi, guide-moi. Si tu ne peux pas parler, envoie-moi au moins une vision.

Aussitôt, une image est apparue.

Je me revoyais adolescente, dans la petite maison que l’État belge avait attribuée à ma famille quand nous étions arrivés à Bruxelles comme réfugiés politiques. C’était un logement social sans confort, situé au Clos des Diablotins, un quartier des miséreux, encerclé par trois cimetières.

Je voyais ma mère, mon père et moi, assis à la table de la cuisine, en train de rouler des nems. Ma mère m’adressait un sourire discret, plein de tendresse. Mon père, perfectionniste, inspectait chaque rouleau : « Ce nem est trop gros », disait-il, ou « celui-ci n’est pas bien fermé, il va éclater à la cuisson ». Il voulait que tout soit parfait.

Je sentais aussi le froid de l’hiver. Papa n’allumait le chauffage que les jours de grande fête, Noël, le Nouvel An, le Têt (le Nouvel An lunaire), ou bien quand la température dehors tombait sous les moins dix. Le froid mordait mes doigts pendant que je roulais les nems. Heureusement, nos rires les réchauffaient un peu.

Et puis, il y avait cette odeur. L’odeur dorée des nems en train de frire. Elle s’imprégnait dans mes cheveux, dans mes vêtements, dans ma peau. À l’école, mes amis m’appelaient « Nem Number Five ». J’en riais, mais au fond, j’avais honte de porter sur moi l’odeur de notre survie. Aujourd’hui, je comprends que c’était le parfum de l’amour de mes parents.

Quand la vision s’est dissipée, j’ai souri et j’ai dit :

Merci, Seigneur, pour ces souvenirs heureux. Dis-moi, quel est ton plan ?

J’imaginais Dieu prendre quelques secondes pour réfléchir, un peu comme ChatGPT quand on lui pose une question difficile. Et soudain, mes yeux se sont illuminés : mon Sauveur venait de répondre.

Sans perdre une seconde, j’ai ouvert mon ordinateur et me suis connectée à mon vieux compte Facebook, celui que j’avais délaissé depuis plus de dix ans pour me consacrer à l’Art. Là, j’avais quelques abonnés, mes frères et sœurs et leurs enfants, des lecteurs fidèles, quelques amis d’enfance...

J’ai posté une vidéo : moi, en train de rouler des nems. Pas d’artifice, pas de mise en scène. Juste mes mains, les galettes de riz, la farce, et le souvenir de mes parents. En légende, j’ai écrit :

Merci à ceux qui, autrefois, achetaient les nems de mes parents. Grâce à vous, nous avons survécu à la pauvreté. Grâce à vous, j’ai pu poursuivre mes études et quitter ce quartier où la société cache ses misères.

Facebook m’a proposé de partager la vidéo sur Instagram. J’ai accepté, sans trop réfléchir. Une pierre, deux coups.

Puis j’ai repris ma vie avant ma conversation avec Dieu.

La nuit tombante, lorsque j’ai pris mon iPhone pour mettre le réveil, j’ai remarqué que les applications s’étaient allumées de rouge : notifications sur Facebook, Messenger, WhatsApp, Instagram…

J’ai ouvert l’application Facebook.

Ma vidéo de moi roulant des nems avait dépassé trois millions de vues. Et, trente-quatre mille nouveaux followers.

Pareil sur Instagram : les amoureux des nems me remerciaient pour l’émotion, pour la simplicité, pour la vérité.

J’ai ri, j’ai pleuré à nouveau, mais cette fois, de gratitude. Mes parents, là-haut, devaient sourire en voyant que leur recette continuait de nourrir les cœurs et les estomacs. Et moi, j’ai compris que parfois, il suffit d’un geste simple, un nem, un sourire, une prière, pour que le miracle recommence.

Lorsque vous lirez ces lignes, mes abonnés auront sans doute dépassé les cent mille. Et j’aime imaginer chacun d’eux, dans sa cuisine, entouré de ceux qu’il aime, faisant revivre la recette de mes parents. C’est comme si, à travers chaque parfum, un peu de leur amour continuait de se transmettre

Ingrédients (environ 40 nems)

  • 1 kilo de poitrine de porc hachée
  • 500 g de carottes râpées
  • 500 g d’oignons hachés
  • 200 g de vermicelles chinois
  • 80 g de champignons noirs émincés
  • 4 œufs
  • Une cuillère à café de sel
  • Une cuillère à soupe de sucre
  • Trois cuillères de sauce d’huître
  • Une cuillère à soupe d’huile de sésame
  • Poivre selon le goût
  • 40 galettes de riz spéciales pour nems de 22 cm de diamètre

Préparation de la farce

1/ Hachez la viande.
2/ Trempez les vermicelles chinois et champignons dans l’eau tiède pendant 15 minutes. Égouttez et émincez-les.
3/ Hachez les oignons et les carottes.
Dans un cul de poule, mélangez le tout.
Laissez la farce reposer une nuit au réfrigérateur.