S’appuyant fréquemment sur des textes fondamentaux de la littérature mondiale, l’artiste mexicain Jorge Méndez Blake (°1974) accentue sa compréhension du monde contemporain en prenant comme point de départ pour cette exposition Devant la loi, un chapitre du Procès de Franz Kafka. Il s’y appuie dans un sens architectural, comme une voûte s’appuie sur une colonne.
Méndez Blake utilise la littérature comme un matériau brut pour élaborer voire habiter un lieu. La cohabitation entre pratique littéraire (lecture et écriture) et architecture est une des particularités de son travail. Pour Inside the law, sa cinquième expo sition personnelle à la galerie, il fait une référence directe à la parabole qu’un abbé raconte à Josef K., le célèbre personnage du Procès.
Cette allégorie est l’histoire d’un homme qui se présente devant la porte de la Loi et qui, empêché ou plutôt non-aidé par le gardien, ne la franchira jamais alors qu’elle lui était destinée, à lui seul. Partant de ce passage qui reste abondamment commenté sans avoir jamais été explicité par Kafka (n’oublions pas que quasi l’entièreté de ses écrits auraient dû être détruits après sa mort si son exécuteur testamentaire n’avait pas décidé de les conserver et de les publier...), Méndez Blake élabore une exposition polyphonique faite d’écrits, de peintures, de sculptures, de dessins et d’une vidéo.
En s’émancipant du texte de Kafka, Méndez Blake met en espace des oeuvres qu’on ne peut éviter de contextualiser et d’interpréter à l’heure actuelle d’un point de vue politique, éthique ou moral. L’idée n’est pas tant de faire une lecture de Kafka que de tisser des liens entre un récit rédigé il y a plus de cent ans et une situation actuelle qui porte à l’évidence les stigmates d’absurdité, d’injustice, d’enfermement, de pouvoir outrageux et de tyrannie.
Dans la salle de droite, un mur est composé de peintures aux textes courts, aux phrases disloquées, à une grammaire chaotique. Les phrases sont constituées ici de mots interchangés qui frisent parfois l’incompréhension. L’interprétation, de façon générale, est toujours sujette à une multiplicité de points de vue. Ne serait-ce pas là une métaphore de l’effort qu’il convient de faire pour comprendre l’Autre ? Les phrases pourraient être anodines ou de purs exercices de style mais en les lisant, le visiteur se rend compte qu’elles font toutes allusion à la notion de mur. A wall contains a universe, The ocean is a wall, A book can destabilize a wall, A wall has neither beginning nor end,... Le mur est un des éléments essen tiels de toute construction humaine. Mais il divise et protège à la fois. C’est une ligne de partage qui joue sur la notion de limite, entre dehors et dedans, public et intime. Construction banale dans un sens, elle peut s’avérer extrêmement clivante et se charger de tensions militaires, idéologiques, religieuses entre autres. L’actualité le rappelle honteusement.
Face au « mur de peintures », deux tableaux faussement monochromes intègrent le texte complet, bien qu’illisible (et traduit en anglais), du chapitre Devant la loi de Kafka tandis qu’une sculpture sur un socle en miroir montre la fragilité de toute ren contre. Les deux écrans qui complètent cette salle montrent la vidéo d’une main de femme frappant sans relâche une porte métallique. Ce geste violent, bruyant, manifeste une injustice ou une urgence. L’ambiguïté est renforcée par la temporalité légèrement décalée des deux vidéos. C’est le geste de quelqu’un d’enfermé qui demande instamment à sortir ou celui de quelqu’un qui veut entrer urgemment. C’est, dans les deux cas, quelqu’un qui veut se faire entendre et qui demande qu’on lui ouvre la porte. De façon indirecte, cette vidéo évoque la notion de limite et de territoire. Du privé et du public, de la liberté et de l’enfermement.
Dans la salle de gauche, le visiteur est presque empêché d’entrer par une structure en briques bicolores, cylindrique, haute, lourde, bien implantée. Il y a un côté absurde renforcé par la circularité et l’impossibilité de rentrer ou d’accéder à l’intérieur de cette construction. Dirait-on alors que c’est un monument ? Mais qu’est-ce qu’un monument sinon une construction destinée au souvenir, à la mémoire, érigée pour nous rappeler quelque chose ou quelqu’un qui ne doit pas être oublié ? Or, ici, à première vue, la structure est confinée à un rôle absurde et inutile. Est-ce une forteresse ? Une prison ? Toutefois en y regardant de plus près, on distingue un petit bout de papier glissé entre des briques sur lequel on peut lire every wall can be torn down. Tout mur peut être démoli. Un monument nous rappelant qu’on peut le réduire en poussière. Une construction absurde qui parle de sa propre disparition.
En contournant la construction, une série de dessins rappelle la figure tutélaire de cette exposition; un portrait de Kafka en partie mutique, amputé de la moitié de son visage, se laisse découvrir d’abord nu-tête et puis, dans un autre dessin, coiffé d’un chapeau. D’autres dessins montrent des espaces délimités, semblant en suspension, sous-titrés de textes décrivant l’espace de la Loi.
Les concepts d’enfermement, de séparation, d’isolation sont renforcés par la folie de la litanie kafkaïenne «There he sits for days and years » répétée de façon maniaque dans un polyptyque tapé consciencieusement à la machine. Les questions de pouvoir, de hiérarchie, du dialogue absurde se retrouvent posées dans la salle arrière dans une série d’oeuvres sur papier. Composés par l’artiste, ces dialogues se situent dans une prison pour poètes. Ils évoquent la répression, la mémoire, le temps qui passe (What will you do in the prison ruins?), la linguistique (The poetry guards with language), la condition d’impuissance humaine face à l’injustice (The law has no entrance),... Face à ces déclarations parfois absurdes souvent inquiétantes, s’étend une installation composée de 400 boulettes de papier chiffonné (qui sont des feuilles d’aluminium en réalité) reproduisant la dernière page d’un poème non fini du poète grec Constantin Cavafy.
Cette oeuvre intitulée From an unfinished poem est autant une allusion au doute qui traverse tout artiste et à la potentielle incapacité à terminer une oeuvre qu’une référence à la censure et à la volonté qu’ont certains pouvoirs d’empêcher un peuple de lire et de penser par lui-même. Par ricochets, elle repose la question de la destinée et de la publication posthume des écrits de Kafka. D’une part de nombreuses oeuvres mettent en perspective l’idée de limite dans l’exposition et d’autre part, cette oeuvre-ci joue sur l’idée d’un lieu constamment ouvert, sans bordures ni frontières qui métaphoriquement pourrait être perçu comme le règne de l’imagination elle-même. L’imagination, pilier de la pensée, est à chérir inlassablement. C’est en pensant et en se repensant constamment que l’homme peut s’accepter et accueillir son semblable. Il n’est donc pas illogique de finir ce texte avec les trois heurtoirs en bronze qui, par le franchissement d’un seuil, questionnent les notions de visite à l’Autre et de l’entrée physique dans un Ailleurs. Que la limite (la porte, le mur) soit la fin de quelque chose, cela va de soi mais il convient aussi de voir qu’elle est le début d’autre chose.
A travers Inside the law, Méndez Blake montre que l’art peut être vu comme un asile, un endroit-refuge. Il rappelle égale ment la situation intenable d’être tenu à l’écart de sa propre vie -donc de son propre lieu comme l’est l’homme de la parabole de Kafka. Il est impératif pour vivre en bonne intelligence avec le monde de ne pas s’enfermer dans les étroites limites de soi, de repenser l’espace commun et le partage de territoire. Et c’est là un paradoxe; autant il convient de construire ensemble, donc d’ériger des murs, autant il convient de les abattre pour accueillir l’Autre chez soi et de redonner toute sa noblesse au concept d’hospitalité.
(Texte d’Olivier Meessen)