Pour sa première exposition à la galerie, Charline von Heyl présente un ensemble dynamique de nouvelles peintures, d’œuvres sur papier et de gravures, toutes empreintes d’invention, d’esprit et animées d’une tension formelle. Depuis longtemps considérée comme une figure majeure de la peinture contemporaine, von Heyl construit un univers visuel aussi vaste qu’imprévisible. Il en résulte une œuvre protéiforme, en perpétuel mouvement, affirmée, insaisissable, traversée par un questionnement continu et une certaine irrévérence.
Née en Allemagne, formée à Cologne et Düsseldorf durant le renouveau pictural des années 1980, Charline von Heyl s’est rapidement affranchie des voies empruntées par nombre de ses contemporains. Refusant à la fois l’ironie comme le détachement, elle a développé un langage visuel marqué par l’élan, le risque et une pensée résolument indépendante. Loin de tout thème prédéfini, ses peintures émergent d’un processus enraciné dans le regard, nourri de lecture et d’expérience vécue.
Une sorte de thèse discrète de l’exposition se voit incarnée dans le tableau The open, dont le titre renvoie à la Huitième élégie de Duino de Rainer Maria Rilke. Von Heyl propose sa traduction du premier vers : « De tous ses yeux la créature voit dans l’ouvert », invoquant ainsi une méditation sur la frontière entre conscience humaine et animale. Pour Rilke, « l’ouvert » désigne la perception pure et dénuée de conscience de soi, propre à l’animal, à l’opposé du regard humain, tourné lui vers l’intérieur et alourdi par la mémoire et la connaissance de sa finitude. Von Heyl donne à voir cette tension métaphysique non pas de manière explicite, mais à travers des états perceptifs suspendus entre sensation et pensée.
Improvisée, insaisissable, sa peinture est animée par une tension entre lyrisme et dissolution. Des motifs récurrents — yeux, oiseaux, quilles, spirales — apparaissent non comme des symboles figés, mais comme des événements visuels mouvants. Chaque tableau manifeste sa propre logique interne : éclatante dans son immédiateté, rigoureuse dans sa composition, refusant toute catégorisation. Dans Kunterbuntergang, par exemple, des quilles de bowling — un motif récurrent — apparaissent et disparaissent, vacillent et tombent. Le tondo PanAm pousse cette vitalité plus loin encore : le dynamisme du geste pictural se heurte ici à la planéité graphique dans une composition à la fois exaltée et soigneusement maîtrisée. Cet esprit d’expérimentation s’étend au-delà de la toile. Ses œuvres sur papier et ses gravures en font intégralement partie : elles portent cette même énergie, cette même précision et ce même jeu subversif. Agiles, intuitives, riches en textures, elles offrent une refléxion parallèle sur les potentialités de l’image.
La retenue trouve également sa place dans son travail. Certaines œuvres atténuent l’exubérance au profit d’une clarté tonale et d’une composition épurée, où la simplification devient intensité. Ces peintures conservent pourtant une certaine irrévérence, et ne sont jamais ni solennelles ni dogmatiques. Decreation, par exemple, introduit une touche d’humour. Cette provocation discrète se retrouve dans les titres de von Heyl, laissant entrevoir sa pensée sans jamais tout en dévoiler. Qu’ils puisent dans le lyrisme de Rilke ou adoptent le ton neutre de la prose ordinaire, leurs allusions fugitives scintillent à la surface. Uccellacci e uccellini, intitulée d’après le film Des oiseaux, petits et gros de Pasolini, montre deux oiseaux en plein vol — un geste étonnamment direct dans le lexique visuel de l’artiste. Le film évoque la tentative de déchiffrer un “langage des oiseaux”, un thème qui rejoint son propre intérêt pour les formes de communication cryptées. Cette idée resurgit dans Speak in spores, dont le titre, faisant allusion à un mode de communication végétal, s’inspire des échanges souterrains entre arbres et champignons. Cette perspective bio-sémiotique — où les formes « parlent » dans des registres non humains — reflète l’esthétique même de von Heyl : complexe, ouverte, vibratoire.
Von Heyl est une acrobate de l’image. Tout au long de l’exposition, elle déploie une virtuosité picturale rare : celle de chorégraphier le chaos sans jamais l’apprivoiser. Chaque toile qu’elle crée devient l’énigme d’une nouvelle forme. Au cœur de sa pratique réside la conviction que la peinture est un savoir vivant — génératif, instable, en perpétuel mouvement, chaque œuvre devenant le terrain d’une expérimentation jamais définitive, toujours ouverte. Ses tableaux ne livrent pas de réponses, mais des propositions. Et, ce faisant, ils soulèvent une interrogation plus profonde : que peut la peinture aujourd’hui