Almine Rech Bruxelles a le plaisir de présenter Jungle jungle jungle, la cinquième exposition personnelle de Kenny Scharf à la galerie, du 4 septembre au 25 octobre 2025.
Il est toujours préférable de commencer par le début.
Le travail de Kenny Scharf s'est d'abord fait connaître dans ce que l'on appelle la « New York Downtown Scene » (scène du centre-ville de New York). On pourrait affirmer qu'une grande partie des arts plastiques et de la musique les plus influents des cinquante dernières années sont issus de ce mouvement. Des artistes tels que Futura 2000, Rammellzee, Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Jenny Holzer, Barbara Kruger, David Wojnarowicz, Martin Wong et bien d'autres encore étaient liés à ce groupe nébuleux de créateurs. Ces artistes exposaient ensemble, sortaient souvent ensemble dans les boîtes de nuits, et ont transformé la culture populaire. Kenny Scharf était un membre clé de ce groupe. Parmi les expositions notoires et légendaires de cette époque, on compte New York/New wave (1981) et The times square show (1980), ainsi que des galeries telles que The Fun Gallery (1981-1985) et Fashion Moda (1978-1993). Il y a, bien sûr, de nombreuses anecdotes à raconter concernant ce moment emblématique de l'histoire de New York du milieu des années 1970 et début des années 1980. Mais il est tout aussi intéressant de se pencher sur ce que Scharf fait de nos jours. Son fort engagement envers la nature et l'écologie et sa critique du consumérisme n'ont peut-être pas été très remarqués. L'œuvre de Scharf est résolument constante. Il a peint et sculpté le même univers alternatif depuis plus de cinquante ans. Aujourd'hui, le monde Scharf est plus précis et concentré que jamais.
De bien des façons, Kenny Scharf était un artiste post-Internet, avant même que nous ne sachions ce qu'était l'Internet. Depuis toujours, il représente la surcharge d'informations, la culture du remix infini et les dessins animés déformés. Ces images s'inspirent d'un monde antérieur à la communication numérique de masse, aux téléphones portables, à Tik-Tok et aux triples écrans. Par une étrange osmose liée à la science-fiction des années 1950 et 1960, le mysticisme pop de Scharf semble avoir prédit le monde atomisé dans lequel nous vivons aujourd'hui, et semble également être à sa place ici. Tout au moins, les peintures continuent d'indiquer la voie vers un avenir intergalactique possible en technicolor.
Les nouveaux tableaux pour son exposition à Bruxelles regroupent les ensembles archétypiques des formes organiques et des figures de Scharf. Les humains et la nature se confondent avec le monde construit par l'homme. « Les bâtiments anguleux et les machines » évoquent « l es forces destructives de l'humanité » . Le passé, le présent et le futur coexistent au sein de l'image. L'univers de Scharf a été mis à jour pour faire face à l'IA et aux machines à capacité cognitive. Le futur ne ressemble pas à ce que nous imaginions. Les peintures font allusion à cette dystopie, mais la laissent également de côté. Tout comme Dorothé avait quitté le Kansas, le monde parallèle de Scharf est un tourbillon visuel dans lequel nous sommes invités à entrer. Le procédé de création des peintures est instinctif et bien pratiqué. Un rituel que l'artiste a passé sa vieperfectionner. Les images commencent leur vie en tant que fonds. Des atmosphères. Des environnements. Et puis ça commence. Peinture à l'huile. Acrylique. Peinture aérosol. Sérigraphies. La musique dans l'atelier donne le rythme et la cadence pour la production. La musique est dans la peinture. « La liberté et le mouvement » sont dans la peinture. Les couleurs de l'œuvre représentent l'ambiance et créer une tension. Si elle est monochrome, grise, c'est pour focaliser le regard sur l'image et le coup de pinceau. Pour Scharf, « Les couleurs sont les émotions » . C'est pourquoi les tableaux comprennent souvent des couleurs complémentaires. « Mettre les opposés ensemble. Jaune et violet. Rouge et vert. Orange et bleu. Noir et blanc. »
La dissonance optique a toujours fasciné l'artiste : « je me souviens, enfant, de l'arrivée de la télévision couleur. Quand personne n'était là, je ne regardais pas ce qui était à la télé, je regardais l'écran, littéralement, en me tenant à deux ou trois centimètre. J'observais cet incroyable spectacle psychédélique de couleurs. C'est le type de saturation que j'adore. »
Le nouvel ensemble d'œuvres a été produit à un rythme plus lent. Le travail a eu le temps d'évoluer de manière organique, la création de chaque peinture prenant jusqu'à deux mois. L'exposition comprend des tableaux de la sér ie en cours que Scharf appelle « Jungle Paintings » (peintures de jungle). Ces explosions anthropomorphiques de branches et de feuilles qui s'entrelacent se lisent comme des détails du Jardin des Délices de Jérôme Bosch (1503-1515) enrobés de sucre. « On part de rien. Et puis ça grandit, comme une jungle. Les arbres, puis les feuilles, puis les lianes, puis les insectes. Et ça continue, encore et encore. Comme un jardinier qui commence avec de la terre, et les plantes commencent à faire quelque chose. Je commence, et ensuite la peinture me dit où aller. » Le symbolisme de ces arbres dans les œu vres relève autant de l'histoire de l'art que de la spiritualité. Les arbres représ entent l'ét ernité. Protection. La terre. Mèr e Nature. Le monde que nous devons protéger. Les arbres de Scharf sont aussi liés à des icôn es de la culture populaire. Les pommiers qui parlent dans le film de 1939, Le Magicien d'Oz, sont une référence évidente. L'iconographie multiple et les récits idéologiques complexes du film offrent le prisme parfait à travers lequel on peut observer le travail de Scharf. Le film a fait grande impression sur Scharf quand il était enfant, comme sur beaucoup de personnes ayant grandi dans les années 1950, et reste son film préféré à ce jour.
L'optimisme lié à une enfance passée dans la vallée de San Fernando à Los Angeles a ég alement influencé l'œu vre de Scharf et son regard sur le monde. L'esthét ique Hanna-Barbera de la course à l'espace se ressent dans ses paysages et dans ses graphismes. « Je me disais, "L'espace s'est super !" Je pensais que, quand je serais grand, en 1984, on pourrait tout simplement acheter un billet et monter dans une fusée pour aller sur la lune. On dansera sur la lune, sans pesanteur. On allait bien s'amuser. » Autre clin d'œil aux utopies échouée s au sein des peintures de Scharf, les textes et les mots sér igraphiés , faisant souvent réf ér ence au réc hauffement climatique, à la déf orestation, à la consommation plastique et aux microplastiques, des sujets qui ont obsédé Scharf tout au long de sa vie. Ces mots et ces phrases prophét iques sont éc rits tels des codes, extraits d'articles de journaux et de magazines. « Le monde réel. »
En somme, Kenny Scharf est un artiste faisant de l'art dans un monde de multicrises. C'est en temps d'incertitude plurielle que nous avons besoin d'artistes plus que jamais. Nous avons besoin de visionnaires pour déconstruire les normes et les idées auxquelles nous sommes habitués. Nous avons besoin d'artistes pour nous ouvrir les yeux et remettre en cause les idées reçues. Nous avons besoin d'artistes pour nous rappeler de toujours prêter attention à la personne qui se cache derrière le rideau.
(Texte de Cedar Lewisohn, écrivain, artiste et commissaire)