L’exposition Des géométries instables propose une rencontre inattendue, celle de deux peintres, Léon Wuidar et Brooklin A. Soumahoro qui, de prime abord, semblent avoir peu en commun. Ils diffèrent l’un de l’autre par la généalogie artistique, la génération et la géogra phie. En effet, le premier est né en 1938 à Liège, où il vit toujours, et réalise depuis la fin des années 1960, de singulières peintures, tout à la fois, héritières de l’abstraction géométrique mais n’ayant pas totalement renoncé à la figuration des choses du monde. Le second est né en 1990 à Paris et vit depuis une dizaine d’années à Los Angeles, où il a débuté une pra tique picturale autodidacte, se présentant comme une abstraction en bonne et due forme, minutieusement réalisée, faite de la répétition mathématique de triangles selon une stricte grille colorée prédéfinie.

Si les deux peintres appartiennent à deux univers différents, ils partagent toutefois plus que ce l’on pourrait d’emblée imaginer. Avant même que la surface du tableau se couvre de peinture, les deux artistes, qui travaillent en suivant une discipline très précise, adoptent un processus rigoureux. Wuidar dessine dans un carnet des dizaines de petites géométries de quelques centimètres, contraintes par un cadre, qu’il vient remplir de couleurs. Parmi ces centaines de dessins, l’un sera élu pour exister à plus grande échelle. Soumahoro, quant à lui, prépare la composition selon une méthode rationalisée, flirtant avec le rituel : un calcul qua si algorithmique détermine la répétition du motif, chaque couleur porte un numéro, chaque pinceau – ne dépassant jamais 5 millimètres de large – est déterminé spécifiquement pour une peinture, tandis qu’un morceau de musique est choisi par l’artiste pour l’accompagner tout au long du travail pictural. Par-delà la communauté d’un vocabulaire de formes abstraites et d’une palette chromatique vive, les peintures de Wuidar et de Soumahoro se nourrissent de références extra-picturales.

Les géométries du peintre belge se souviennent en effet de son enfance, en particulier des gestes de coupe de son père tailleur à Liège, tandis que la répétition des motifs colorés du peintre franco-américain rappelle les tissus chatoyants de la culture ivoirienne, dont l’artiste est originaire. Mais si la facture des œuvres de Soumahoro laisse visible le geste - la peinture entend se montrer comme telle -, les surfaces de Wuidar révèlent, quant à elles, d’impecca bles aplats de couleurs. Ces deux abstractions partagent toutefois une même singularité: un goût pour les géométries instables. Les mondes picturaux de Wuidar et de Soumahoro sont également habités par une même tension: entre abstraction signifiante et abstraction pure. C’est de cette tension assurément que les toiles des deux peintres tirent leur force. Ainsi, dans un dialogue unique, Brooklin A. Soumahoro offre un précieux contrepoint et une réso nance très contemporaine à cette histoire parallèle de l’abstraction qu’incarne si singulière ment l’œuvre de Léon Wuidar.

(Texte de Marjolaine Lévy)