Le mât de cocagne est un jeu pour enfants, une compétition qui promet des lots à celui qui parvient à les atteindre. C’est un jeu d'origine européenne qui est également très courant dans les campagnes brésiliennes. Ce jeu consiste en un poteau, un mât planté dans le sol, qui supporte à son extrémité la plus haute, des billets de banque ou des paniers avec des lots qui doivent être atteints par les concurrents; ceux-ci tentent l’un après l’autre de grimper sur ce mât enduit de graisse pour les faire glisser, provocant des chutes et rendant difficile l'accès aux lots.
Ce jeu, qui n’est aujourd’hui plus restreint à des cultures européennes, mais est répandu dans d’innombrables pays, des Amériques à l’Asie, peut être pris comme une métaphore pour que nous comprenions un aspect central de la formation humaine des derniers siècles, ses systèmes éducatifs et ses messages sous-jacents, voire même explicites, que ce soit au sein des institutions sociales ou des familles. Dans les écoles, centres institutionnels de formation des enfants et des jeunes, l’idée selon laquelle l’éducation doit être fondée sur des prémisses telles que « fixez-vous des buts et efforcez-vous de les atteindre », « soyez discipliné et persistant dans la poursuite de vos objectifs », cette idée est la base des méthodes d’enseignement/apprentissage. Il en est de même dans nos familles, où l’on nous fait croire qu’en poursuivant des buts et en les atteignant, nous serons heureux.
Beaucoup de gens croient et sont éduqués à penser que les obstacles seront surmontés, que tout dépend de l’effort individuel pour parvenir à gagner un prix, pour être victorieux. Les objectifs, les rêves, les ambitions et les avidités sont structurés de la sorte, et c’est par ce processus que nous sommes arrachés à l’expérience présentifiée. Nous ne vivons plus le présent car nous vivons tournés vers l’avenir, vers les buts que nous nous sommes fixés comme raisons et sens de la vie, comme ce qui nous fera ressentir, dans le futur, que nous avons réussi et que nous sommes accomplis.
Vivre en fonction de la réalisation d’objectifs et de rêves, en croyant en ses propres efforts et qualités personnelles, crée des personnes dépendantes obsédées par les résultats qui viendront justifier leur existence. Ce processus se caractérise, psychologiquement, par des attitudes destructrices de la tranquillité et du bien-être. L'anxiété, la peur, l'envie, les désirs irréfrénables d'obtenir ce que l’on veut, engendrent des individus qui agissent comme des contremaîtres, comme des bourreaux ou bien qui agissent comme des mendiants qui se soumettent, volent et vont même jusqu’à tuer pour atteindre leurs objectifs. Les actions vont d’attitudes quotidiennes apparemment sans conséquence jusqu’à des actions de grande envergure néfastes à soi-même, aux autres et à la société comme un tout. Dans ce contexte, lorsque les victoires, les rêves et les désirs ne se réalisent pas, frustration et dépression surgissent, ainsi que colère et agression.
Le XXe siècle s’est caractérisé par une augmentation des cas de dépression, ainsi que par les excellences technologiques et les disparités socio-économiques. Ces inégalités sont comme des gouffres et fonctionnent exactement comme le poteau du mât de cocagne. L’excès de compétition et l'avidité insatiable sont les agents imperméabilisants qui font glisser et tomber lorsque l’on oriente toute sa vie vers les résultats. La devise des concurrents est de détruire tout ce qui se trouve en travers de leur chemin vers la conquête. Peu de choses ou rien n’est épargné lorsque nous concentrons notre attitude sur la compétition et sur notre maintien au sommet de la carrière et, aussi, de la société.
L’idée selon laquelle on peut arriver à tout à condition de se battre pour cela, et que l’on fasse des efforts, a transformé les professionnels en machines à effectuer des fonctions, elle a exilé les regards miséricordieux et compatissants des processus relationnels et a créé des forteresses pour cacher les peurs et les incapacités. Les vainqueurs, qui réduisent tout à l'effort et à la compétition, parviennent à accumuler les incapacités, ils parviennent à survivre en transformant d’autres êtres en un contingent à leur service, en une échelle pour grimper vers leurs buts.
Il se trouve que vivre bien, c’est vivre ce qui est en train de se passer, c’est vivre le présent. Le nier, le rejeter à plus tard, dans le futur, est un ajournement nocif, qui vide et machinise, et prive l’être de sa flexibilité. En ce sens, et pour en revenir à notre métaphore, chaque mât de cocagne devrait stimuler les gens à le renverser, car c’est un obstacle insensé. Mais cette attitude va à l’encontre de la façon dont nous sommes éduqués pour faire face à la vie, car renverser et ignorer tout ce qui demande des efforts pour atteindre des objectifs futurs, tout ce qui est fondé sur des victoires et des échecs, cette attitude n’est possible que lorsque l’on accepte la continuité d’être ici et maintenant dans le monde avec l’autre. Il nous faut remettre en question les fondements de ce processus éducatif qui nous retire du présent et nous lance vers des concurrences et des rivalités, qui nous oriente, en somme, vers des objectifs. L’éducation transformée en instrument pour atteindre des objectifs et réaliser des rêves est la chosification instrumentale qui nie le présent. Elle perd sa finalité déterminante de processus d’acquisition de compétences et d’élargissement des références cognitives.
Les processus relationnels ne se résument pas à la compétition, ils ne se résument pas à un gouffre, pas plus qu’à un « long fleuve tranquille » ou à des chimères et des rêves de bonheur. La relation est participation, implication, égalisation, contradiction, destruction, désespoir, bonté, méchanceté, mais tout cela comme une expérience de ce qui est en train de se passer, en train d’avoir lieu, et non comme un levier pour obtenir ce dont on a besoin, ce que l’on nécessite ou ce que l’on désire qu’il se passe.