Cent-vingt mille.

C’est le nombre d’arméniens habitant au Haut Karabagh qui sont en situation d’extrême urgence depuis quelques mois dans le cadre du conflit azéri-arménien. Se réfugiant dans des grottes ou des habitations détruits par les affrontements, les familles sont quasi entièrement privées de denrées alimentaires ; d’éducation ; de soins ; d’Internet et d’électricité.

Depuis le 12 décembre 2022, seulement quelques camions de La Croix-Rouge ont réussi à circuler pour transmettre les quelques essentiels d’urgence aux populations locales. En contrepartie, une partie de l’armée azéri continue de bloquer volontairement le corridor de Latchine : concrètement le seul passage praticable à travers les montagnes vers l’Arménie. Tout cela se passe dans un silence médiatique et politique européen quasi-total.

Depuis 2020, et plus significativement depuis la guerre en Ukraine, la région extrême occidentale du continent asiatique bascule non sans agressivité vers un tout nouveau modèle géopolitique, là où les dirigeants européens préfèrent ne pas s’aventurer, et où les les nouveaux maitres du jeu constitués par les régimes Erdogan et Aliyev se serrent la main.

Alors, qu’en est-il réellement du conflit azéri-arménien ? Peut-on à proprement parler de nettoyage ethnique ? Quel sera l’avenir de cette région désormais décisive pour la géopolitique mondiale ?

Un peu de chronologie

Depuis la mise sous domination soviétique de la région en 1805, les conflits territoriaux, religieux, ethniques et géopolitiques n’ont cessé d’exploser violemment en intermittence puis temporairement s’apaiser. Cependant, un point d’orgue a été atteint depuis 2020, mêlant par la même occasion plusieurs pays du Moyen-Orient dans cette crise « stratégique » du Caucase. Revenons sur le conflit qui oppose depuis maintenant deux-cents ans cette zone en retraçant quelques dates importantes.

  • 1905 : de violents affrontements éclatent entre arméniens et azéris, autour de la région du Karabagh,occasionnant plusieurs milliers de morts aux frontières.
  • 1915-1916 : Génocide arménien orchestré par les forces armées des « jeunes turcs » sous la direction de Taalat Pacha. Officiellement, plus d’un million et demi d’arméniens décéderont au cours de violents massacres ou déportations de populations.
  • 1918 : Malgré l’indépendance de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, des affrontements éclatent à nouveau près des frontières dans la région du Karabagh où vivent majoritairement des communautés arméniennes.
  • 1923 : Création de la région autonome du Haut Karabagh. Quelques années d’une paix régulièrement bafouée s’ensuivent.
  • 1987 : Manifestations d’arméniens dans le Haut Karabagh pour rattacher le territoire habité à l'Arménie. Une fois cela accordé, des violences contre les populations locales entraînent leur exode.
  • 1991-1994 : Suite à la proclamation d’indépendance du Karabach, la première guerre officielle est déclarée. Trente mille victimes au total et trois-cent cinquante mille réfugiés arméniens en résultent.
  • 1994-2011 : Les tentatives de paix se soldent en échec les unes après les autres.
  • 2016 : Guerre de « quatre jours » très violente aux frontières.
  • 10 octobre 2020 : La nouvelle guerre du Karabach est déclarée après le bombardement de la capitale, Stepanakert. Un accord de cessez-le-feu est proclamé, mais plusieurs milliers de victimes ont déjà péri dans des affrontements sanglants.
  • Décembre 2022 : Enclave stratégique du corridor de Latchine par l’Azerbaidjan.

Que se passe-t-il concrètement sur le terrain ?

Les zones de combat au niveau des frontières sont particulièrement sanglantes et toute la région du Karabach est régulièrement le théâtre de bombardements orchestrés par les deux parties. Durant les affrontements, l'Arménie dénonce à plusieurs reprises la participation de la Turquie aux combats, qui a officiellement annoncé son soutien en faveur de l’Azerbaïdjan. Ce soutien s’est organisé a lieu sur deux niveaux : à la fois aérien et terrestre. Plusieurs centaines de mercenaires djihadistes Turkmènes pro-musulmans auraient été recrutés dans le nord de la Syrie, entraînés sur le sol turc et envoyés au combat en 2020. Plus de 4000 étaient présents sur le front en 2022. La Turquie a en effet étendu progressivement son contrôle au Nord des territoires syriens et finance activement les combattants pour son intérêt géopolitique. En termes de bilan humain, plus de cent mille réfugiés arméniens ont été forcés de quitter leur territoire depuis le début des combats.

D’autre part, le gouvernement arménien dénonce la vente d’armement ultra sophistiqué et interdit (bombes à sous-munition) par l’État d'Israël à l’Azerbaidjan depuis le début du conflit, puis l’utilisation de ces armes (de type M095) sur des bâtiments civils à plusieurs reprises.

Enfin, sur l'autre front, les frontières entre l’Iran et l’Arménie s’amenuisent progressivement (dans la région du Siounik) et sont désormais passées sous contrôle azéri.
Téhéran, très mécontente de ce remaniement militaire, a répliqué en déployant des forces armées sur le terrain, ce qui ajoute un nouvel acteur inattendu et d’autant plus de complexité au confit. Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Azerbaidjan couperait l’accès aux produits européens à toute une partie de l’Asie, ce qui aurait de graves retombées économiques, pour ne citer que cela.
Depuis le début de l’année 2023, l’escalade des démonstrations de force ainsi que quelques attaques ciblées fait craindre le pire…

C’est ainsi que la guerre moderne du Caucase, qui ne devait officiellement concerner que la région du Karabagh peuplée par deux ethnies que tout oppose, prend un tournant tout à fait inédit et dangereux dans son extension géographique et politique…

Retour sur les affrontements de 2022

Suite aux combats d’une violence inouïe en septembre dernier, le corridor de Latchine a été bloqué par l’armée azéri depuis début décembre, afin d’asphyxier et d’amenuiser les ultimes ressources d’une population locale démunie et isolée.

En quoi ce conflit est-il une catastrophe humanitaire ? Pourquoi l’Europe ne se prononce-t-elle pas alors que les frontières et le jeu de pouvoir du Proche Orient sont en train de se transformer dangereusement ? Durant la période 2020-2022, l’Europe et la population mondiale avaient les yeux principalement rivés sur la catastrophe humanitaire mondiale causée par le Covid-19. Par conséquent, les guerres du Proche/Moyen Orient représentaient un conflit relativement lointain, souvent incompris, et les priorités politico-sanitaires se situaient ailleurs.

Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022 par la Russie, le spectre de la guerre se rapproche de l’Europe occidentale. Ainsi, les médias n’ont cessé de relayer les informations sur les affrontements en Europe de l’Est ; sur le nombre de réfugiés en croissance et sur les bombardements répétés de la Russie qui a voulu étendre son influence à l’Ouest. La communauté internationale s’est sentie outrée, effrayée et investie dans cette guerre froide 2.0. Poutine fait trembler l’Europe par sa mégalomanie politique, mais aussi par sa capacité à couper l’accès à l’énergie, dont le reste des pays à européens est dépendant. Pourtant, cette guerre n’est qu’un avant-goût de ce qu’il se trame plus à l’Est.

Pendant ce temps, le gouvernement d’Azerbaïdjan profite de ce manque de relais militaire et médiatique, épaulé de son nouvel allié la Turquie, n’en finit plus de grappiller des kilomètres de territoire sur L’Arménie. L’objectif le plus stratégique est de construire un corridor lui permettant d’accéder directement au territoire turc (futur corridor de Zanguézour) sans passer par l’Iran ou la Géorgie. De nouvelles voies ferroviaires seraient synonymes de nouvelles routes très fructueuses de gaz et autres matériaux précieux vers l’Asie et l’Europe… Cela serait également synonyme d’une domination pro ottomane sur le seul pays chrétien et démocratique de la zone caucasienne depuis maintenant deux millénaires.

Les arméniens défendent leurs frontières avec un sentiment d’impuissance et d’injustice, las de subir des invasions et massacres à répétition par leurs adversaires historiques. Las d’avoir cette étiquette de victimes collée à la peau. Les violences subies et perpétrées des deux côtés sont inexcusables. La paix est bien plus que nécessaire, mais parviendrait-elle un jour à perdurer sans l’intervention des autorités internationales ?

En somme, les fondations géopolitiques fragiles du Proche Orient sont en train de s’ébranler inévitablement vers un nouveau modèle. Une seule question reste à se poser, outre les enjeux économiques et politiques souhaitables: sommes-nous capables de cautionner tout ce que cela implique au niveau humain… ?