Pourquoi ne pas avoir eu d’enfant ?

Il y a une certaine conception de la vie d’artiste. Outre le fait que je ne suis pas content de mon hérédité et que je n’ai pas voulu la transmettre, il y a un autre fait fondamental que j’illustrerai par une première maxime. Le choix d’avoir ou ne pas avoir un enfant par l’homme c’est le choix entre l’amour et la vie. L’amour c’est celui de l’hommage que lui apporte sa compagne et la vie c’est celle de l’enfant qui va devenir le jouet futur, important, de la compagne.

Une endocrinologue, spécialiste des hormones, m’a expliqué la chose suivante : la nature se fiche complètement de ce qu’on pense, elle a prévu que lorsque la femme, avec sa libido et ses pulsions érotiques, procrée et enfante, alors il est souhaitable pour la nature que sa libido se réduire voire de préférence s’arrête, que ses pulsions érotiques fassent une pause. C’est un cliché, mais qui a une particularité : les retombées de ce cliché, dans mon domaine - dans le monde des artistes où je vis- je les ai observées pendant soixante ans et je sais qu’il existe certainement de très intéressantes exceptions.

Malgré ma vie dissolue et ma polygamie que je revendique d’ailleurs, que je pratique d’autant plus que je l’ai revendiquée dès le départ, les exceptions - dont je suis sûr qu’elles existent - en soixante ans je ne les ai jamais vues. Mais je ne suis ni un psychologue ni un sociologue, or je ne les ai jamais vues. Dans un milieu d’artistes, les considérations fondamentales sont des considérations affectives, les considérations d’égo - l’argent, l’avenir, la sécurité, le sérieux - n’ont pas cours. C’est aux yeux des gens qui le vivent, la pulsion qui fera la décision.

Ce qui veut dire que les couples d’artistes que j’ai connus, sont des couples qui avaient des caractéristiques fondamentales : ils étaient amoureux ou très épris, fusionnels, ils se sont unis, ont eu un enfant et ensuite il leur restait deux options. La première, le divorce, la bonne option. Puis il y avait la mauvaise, l’homme ne divorce même pas : il se barre. J’ai connu les deux cas. Est-ce qu’il y en a un troisième ? Certainement, mais moi je n’ai pas eu l’occasion de le voir. Autrement dit, parmi les artistes ça ne fonctionne pas.

Alors, bien entendu, la nature qui a besoin que la femme consacre sa sollicitude et son amour à son enfant, fait le nécessaire et obtient le résultat. La femme se passionne pour son jouet – pour son enfant - et y consacre son émotion, ses efforts, ses sollicitudes, et puis au bout de sept ou huit ans, avec ou sans le compagnon et très souvent sans, la libido revient, les pulsions érotiques reviennent puisque la nature veut un deuxième enfant. Et la relation qui va permettre ce deuxième enfant, si les occasions sont favorables, va se produire. Mais une chose en revanche ne se produira pas : le nouveau procréateur ne sera pas l’ancien. Parce que là, le fonctionnement est celui d’un vase qu’on a fait tomber et qui fêlé. Je parle des couples d’artistes, bien sûr il y en a d’autres, mais je n’ai pas voulu en connaître d’autres. Les autres je ne les ai pas connus. Je suis un artiste, par conséquent ma position résulte de ma vie d’artiste au milieu de gens qui sont aussi des artistes. Considérant le fait que les gens qui ne le sont pas, je refuse de les rencontrer. Ils sont tout à fait honorables et respectables et méritent toute l’attention, mais pour ma part je suis éthiquement assez mauvais, socialement déplorable, et j’assume d’être moralement critiquable.

Vous avez tout de même ce que l’on pourrait appeler un « code d’honneur »

Le fait d’avoir un code d’honneur, que je possède, c’est une chose, mais par rapport au problème de l’enfant, ça ne résout rien. Est-ce que l’humanité va mourir ? Eh bien non, la nature a bien fait les choses, les hommes sont suffisamment nuls et les femmes suffisamment soumises pour que non seulement la procréation fonctionne, mais qu’elle soit malheureusement actuellement devenue excessive : il n’y a aucun risque à ne pas en avoir. Mes parents étaient ce genre de couple dont je savais très bien que si ma mère n’avait pas eu d’enfant, il y a longtemps qu’elle aurait quitté son mari. Cela je le savais très bien.

Dans ma vie, la seule chose que j’ai un peu reproché à ma mère, cela n’a rien à voir avec tout cela. C’est d’un tout autre ordre : à quatre ans et demi, quand j’ai vu ma mère empêcher mon père de prendre un couteau pour essayer de se défendre des deux miliciens de la police française qui venaient nous arrêter, parce que juifs, mon grand regret c’est qu’elle l’ait convaincu. Je ne suis pas sûr qu’il aurait réussi, mais il se peut que oui. Et puis, après réflexion, je me suis dit qu’il y a quand même quelque chose de plus grave. C’est qu’aujourd’hui, les miliciens ne seraient pas entrés pour arrêter mon père et ma mère, parce que dans les mêmes conditions, la chose dont mon père se serait préoccupé à l’époque, et dont il ne s’est pas préoccupé, c’était d’avoir un revolver.

J’en voulais un peu à mère, j’ai eu besoin de comprendre pourquoi elle a voulu contrer le geste de mon père, et pourquoi il n'avait pas d’arme, alors qu’il savait très bien ce qu’il risquait. Évidemment, il s’est fait piéger, parce que comme toujours, il s’est cru dans une fausse sécurité. Il y a un détail de l’époque, un des nombreux détails du même genre qu’il ne savait pas, c’est que sous l’administration de Pétain, des postiers ouvrent toutes les lettres. Par conséquent, les juifs se sont fait repérer. Mon père, chaque semaine, franchissait la ligne de démarcation, apportait de l’argent qui repartait à Paris. Et il écrivait des lettres : c’était ce qu’il ne fallait pas faire. Il ne fallait pas écrire, c’était une chose à savoir, car bien sûr le gouvernement de Pétain a fait ouvrir toutes les lettres. Il ne l’a pas dit, ne l’a pas vanté, personne ne le savait, cela se savait très peu.

Mon père se protégeait, il avait une arme défensive. Il travaillait, gagnait un peu d’argent. Il aurait mieux valu laisser sa famille mourir de faim pendant quinze jours et venir avec un revolver. Étant enfant, j’ai été totalement perturbé par ce genre de choses parce que je finissais par ne plus penser à rien d’autre. Alors ça s’est un peu arrangé. Je comprends le raisonnement de ma mère, il était irréprochable.

Ensuite, on a été poursuivis, elle me l’a expliqué, car il a fallu m’expliquer la scène parce que je l’ai vécue, mais je ne comprenais pas ce qui se passait. Je voyais ma mère qui pleurait accrochée à mon père, mon père qui essayait de s’en débarrasser, mais je ne comprenais pas ce qui se passait. C’était dans la pièce du fond de la maison, avec les deux policiers devant qui attendaient très tranquillement parce qu’ils avaient un révolver chacun. Ils le tenaient à la main, ça, je l’avais compris, j’avais compris que là il se passait quelque chose, mais je ne comprenais pas très bien quoi. On me l’a expliqué quand j’avais dix ou onze ans.

À part ce reproche-là, j’en ai très peu. Ma mère avait tout fait pour me protéger et elle a très brillamment réussi. Quand je me suis senti malheureux dans l’école publique, elle m’a inscrit immédiatement chez les jésuites, parce qu’elle savait que chez les jésuites on s’occuperait mieux de moi que dans l’école publique. Mon père ne voulait pas, car il était très économe, très prudent, à la fois très courageux et très craintif de l’avenir. Ma mère a presque fini par se battre contre lui pour qu’il paye l’école, cela elle était capable de le faire, et même des choses encore plus extraordinaires que ça. Mais, dans l’esprit de se soumettre et de s’adapter au système pour survivre - s’adapter pour survivre.

Aujourd’hui, on sait que les sabras israéliens ne s’adaptent pas pour survivre. Pour survivre, ils ont leurs armes. Et d’ailleurs, on ne le sait pas seulement sur place, on le sait aussi dans le monde. On sait qu’il y en a un certain nombre qui n’hésitera pas à devenir non seulement défensif, mais agressif. Et au point de ne plus de préoccuper des conséquences, comme le font les Israéliens. Et pour revenir à la raison pour laquelle je n’ai pas d’enfants, la raison que je donne ici est sincère et fondamentale.

Je sais quelle importance les femmes donnent à l’enfant dans l’espoir que l’enfant réunira le couple et que le père se passionnera pour l’enfant, cela arrive fréquemment. Seulement, je sais pourquoi cela arrive. L’enfant, par l’intérêt qu’il présente, compense un peu ce que l’homme a perdu. Je sais non seulement qu’il l’a perdu, mais seulement qu’il croit l’avoir perdu, or dans la vie ce n’est pas la réalité qui compte, c’est ce que l’on ressent. La réalité, c’est secondaire. Il n’a pas perdu l’amour de sa compagne, mais il a perdu la libido et l’érotisme de sa femme. C’est-à-dire qu’elle va encore lui rendre des hommages sexuels pour lui faire plaisir, mais comme elles sont faciles à tromper, elle va croire qu’il sera dupe.

Or dans ce domaine-là, même quand les hommes se sentent trompés, autrement dit lorsqu’ils sentent qu’on a fait cela sans vraiment y être motivés, ils ne le font pas sentir, ils ne le disent pas. Pour quelle raison ? parce que le dire c’est piétiner son égo, c’est reconnaître qu’effectivement il n’a plus le pouvoir sexuel, et que ça arrive. Alors puisqu’on veut lui faire croire qu’il l’a toujours, il va faire semblant de le croire. Elle va faire semblant qu’il l’a toujours et lui va faire semblant de le croire.

Tout est donc une question de pouvoir ?

Il y a trente millions d’années que chez les mammifères sociaux il y a un mâle alpha qui a le pouvoir et les femelles qui lui rendent hommage. La nature a été fabriquée pour ce soit le mâle le plus fort qui ensemence les femelles afin d’avoir la descendance la plus forte possible. C'est le but de la nature, qui n’a aucune sensibilité, aucune morale et aucune compassion. Elle est hermétique, elle choisit ce qui risque à ses yeux de fournir la meilleure survie, donc, elle choisit les hommes forts. Alors il se trouve que la force a changé, les femmes quelquefois s’en rendent compte, mais la nature, elle, ne le sait pas - elle conserve un peu les mêmes codes. Ça ne change que très lentement, le changement de culture a commencé au XIXe siècle : il y a eu un changement radical en occident qui, plus ou moins lentement, se propage dans le monde entier. Au départ, c’est en Occident, ce changement radical, contrairement à ce que dit le mouvement #Metoo, c’est le fait que les femmes ont eu le droit de refuser une relation.

Or, le droit ne signifie pas socialement le pouvoir, la force, mais elles ont le droit de le penser, et même d’essayer de le mettre en action. La femme s’est un peu transformée en citadelle et l’homme en chasseur, c’est le code, c’est la règle du jeu. C’est un jeu, et c’est la règle de ce jeu. C’est comme ça que ça a commencé.

Actuellement, ce dont se plaint #Metoo, c’est que pour certaines femmes, dans certaines circonstances, c’est très difficile de le mettre en pratique. Se défendre, imposer ce refus ou le choix n’est pas facile. Mais il y a refus et choix, alors que jusqu’au XIXe siècle, dans le monde entier, il n’en était pas question. D’ailleurs, on mariait les filles sans même leur demander leur avis et la relation procréatrice faisait tellement partie du code du mariage que la question du devoir conjugal, le terme juridique, s’est inscrit comme un code de loi. Qui avait un devoir conjugal, entre les deux ? Une seule personne. L’homme, lui, avait le droit de vouloir ou non, d’aller ici ou ailleurs, car il était le plus fort, du moins à l’époque. Il l’est peut-être aujourd’hui de moins en moins, mais il a été longtemps le plus fort.

Mais le droit de vouloir ou non de la femme aujourd’hui existe. Si bien qu’à un moment donné, puisque la femme peut vouloir ou pas, il existe aujourd’hui une conquête, qui est sa volonté. Et sa volonté, ou sa bonne volonté sexuelle est devenue une conquête obsessionnelle pour notre monde. Un article du Monde montre ce qu’est devenu ce problème, 17 millions de Français consultent aujourd’hui les sites pornographiques. Si on pense au roman de Michel Houellebecq Extension du domaine de la lutte, c’est ça. Un tabou dont personne n’avait parlé auparavant. Cette extension du domaine de la lutte est devenue un code.