Dans l’enseignement, il existe un enseignement général, un enseignement de sciences humaines et un enseignement technique et professionnel. L’enseignement technique est très important dans un pays comme l’Allemagne, mais il se pratique en sous la forme mixte d’un enseignement scolaire et d’un apprentissage en alternance. La formation technique en Allemagne est à la fois la formation technique d’un apprenti et une formation théorique d’école. Avec un aspect particulier de la promotion et de l’accès aux responsabilités, qui se fait soit par l’école, soit par l’apprentissage. C’est-à-dire que l’activité sur le terrain à elle seule conduit à atteindre le même niveau de statut et de responsabilité que l’enseignement théorique. Donc, si on compare la France à l’Allemagne et d’autre pays d’Europe, en France n'accèdent aux responsabilités supérieures de direction et de cadre que ceux qui ont acquis un statut intellectuel par le diplôme, tandis qu’en Allemagne la promotion interne par acquis de l’expérience de l’apprentissage peut conduire à atteindre les mêmes responsabilités, et donc on trouve en Allemagne des cadres, des PDG, des patrons qui n’ont pas atteint leur statut par un diplôme universitaire, mais par la promotion due à l’acquisition de l’expérience dans l’entreprise.

En France, il y avait jusqu’en 1982 deux enseignements d’égale importance : la moitié des lycéens passaient le baccalauréat et l’autre moitié, par l’échec, le plus souvent, et pas par choix, allait dans l’enseignement technique (qui est en France déconsidéré). Alors aujourd’hui on a pratiquement supprimé l’enseignement technique, car en 1982 la gauche a décidé d’élever intellectuellement la Nation en faisant de chaque élève un bachelier. On a donc formulé l’idée qu’on allait élever au niveau du baccalauréat l’immense majorité des lycéens. En fait on n’a pas élevé les lycéens au niveau du baccalauréat (bac), on a abaissé le niveau du bac au niveau le plus bas du lycée. Mais le bac est légalement le premier grade universitaire. Donc, on a décidé que tous les élèves du secondaire seraient ou atteindraient le premier grade universitaire, ou plutôt on le leur a donné. Et, l’enseignement technique étant déconsidéré -parce que, dans l’entreprise et dans l’industrie l’activité technicienne était considérée comme subalterne et que le travail était considéré comme indigne, idée qui nous vient de la noblesse et du Moyen-Âge. Cette idée que le travail est sale et dévalue la personne existait bien sûr dans l’Ancien Régime, mais cette idée s’est prolongée au-delà de la Révolution : la bourgeoisie a pris le pouvoir, ayant décidé de se considérer comme une nouvelle noblesse, et d’en signer les pratiques.

Je voudrais montrer que cet intellectualisme français a conduit à supprimer l’enseignement technique, la suppression de l’enseignement technique fait qu’aujourd’hui l’entreprise industrielle ne trouve pas de techniciens et donc a eu pour conséquence n°1 de rendre impossible l’exercice de l’industrie. Nous avons des ingénieurs pour concevoir des produits industriels, et nous n’avons pas de techniciens pour les réaliser. Résultat, les entreprises qui constituaient 24% du PIB en 1973 n’en constituent aujourd’hui plus que 11%. L’entreprise est aujourd’hui créatrice d’emploi (direct ou indirect). Direct, c’est la production, et indirect c’est tout ce qui s’y attache, c’est-à-dire logistique, livraison, emballage, manutention, stockage et commercialisation, gestion et publicité, et donc la suppression de l’industrie a fait de la France le pays du chômage. Alors en pratique on a donné le bac à tout le monde, pour ensuite se faire éliminer en Faculté. Mais, donner le bac à tout le monde était la promesse que tout le monde serait col blanc et que nous aurions, comme ça a été dit, une industrie sans usine. Eh bien, on a découvert que le bac pour tout le monde débouche sur tout le monde à l’université, de préférence dans les formations les plus accessibles, les plus faciles, c’est-à-dire ce qu’on appelle les sciences humaines – qui sont très humaines, mais très peu scientifiques.

Ces sciences humaines ont un avantage culturel indiscutable, un inconvénient social qui s’est traduit de deux façons : la première, c’est de fournir une clientèle à Pôle emploi, et la seconde c’est de créer une nouvelle activité qui permet d’accéder à Pôle emploi non pas directement, mais par des voies glorieuses. Une grande partie des étudiants se dirige aujourd’hui vers une activité nouvelle qui les conduit également à Pôle emploi ou à des travaux relevant de l’ubérisation : c’est la création d’écoles dites de management qui vont transformer en managers ces bacheliers qui échouent à l’université, en payant très cher pour accéder à ces écoles. Or l’industrie n’a pas besoin de managers, mais de techniciens de production. On a permis à la population étudiante de lycéens bacheliers de devenir des intellectuels et des managers et d’alimenter en permanence les hautes statistiques du chômage. Moi qui travaille comme ingénieur et qui dirige un laboratoire de recherche où j’arrive à trouver des techniciens, et un atelier pilote de production qui doit fonctionner sans techniciens (car il n’y en a pas et qu’en France on ne les trouve pas). Si je cherche un manager, j’ai des centaines de candidats. Si je cherche un diplômé technique de chimie industrielle pour améliorer la production de l’atelier, lui en revanche est introuvable - il y a actuellement sur le marché 350 000 offres d’emploi de techniciens non candidatées.

Nous avons donc en France remplacé les techniciens par des managers inutilisables. On crée un sous-prolétariat précaire, mais qui a l’immense avantage d’être diplômé. On a fait d’énormes progrès, grâce à démocratisation de la formation intellectuelle de haut niveau, qui est de haut niveau social et de bas niveau intellectuel, nous avons des chômeurs diplômés, ce qui est quand même beaucoup mieux que d’avoir des chômeurs sans diplômes. Nous sommes un pays sans industrie - ou à industrie réduite - et nous avons donc atteint l’objectif de haut niveau social et intellectuel, à savoir que nous avons un chômage de haut niveau. Ce qui est quand même positif sur un plan : savoir utiliser un ordinateur en cas de travail.