Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour.

(Friedrich Nietzsche)

En France1, les questions identitaires ont pris des proportions considérables ces dernières années. Depuis maintenant plusieurs années, il ne se passe un jour sans qu’éclatent de violentes polémiques sur la liberté d’expression, le blasphème, le racisme et l’antisémitisme, les relations entre politiques et religion, la « faillite » de l’universel, la violence politique sous la forme d’acte terroriste, la place et le rôle de l’islam dans les sociétés modernes sécularisées, etc. Je dis bien (et j’insiste) sur le choix du mot polémique ; car dans mon esprit celle-ci est une guerre symbolique qui ne peut exister qu’en se saisissant de différences jugées radicales, écrasant tout débat pluraliste. Empêtrés dans ces conflits identitaires, les protagonistes se trouvent dans l’impossibilité de conduire une controverse pluraliste. Cet aspect est fondamental à mes yeux.

La montée en polémique est indissociable d’une métonymie2 identitaire qui établit des liens indéfectibles entre chaque position, les attributs de ceux qui l’occupent, la perspective qu’ils sont tenus d’adopter sur la situation et les conséquences morales qu’ils doivent en tirer. Autrement dit, la polémique est radicalement ennemie de l’art de la controverse. Je rappelle que controversus est formé des deux mots latins : « contra », signifiant en face, vis-à-vis, et de « versus » qui veut dire « dans la direction de » et j’ajouterai, qui désigne le « sillon », « aller vers ». La polémique nous met en demeure de choisir notre camp, de prendre parti et de se ranger dans un groupe (un parti, une religion, une nation, une certaine « francité », une certaine islamité, un certain progressisme, etc.). Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ceux qui sont pris et engagés par et dans ces polémiques constituent une fraction très minoritaire de la population française. Ce sont essentiellement quelques segments du champs intellectuels, universitaires, militants, politico-syndical et journalistique. Cela fait peu de monde. Mais ce « petit » monde, au-delà de ses divisions et de ses haines inépuisables, ne cesse de se disputer sur le monopole de la parole légitime (la parole autorisée, la parole vraie, la parole pure et exempte de toute contamination, etc.). Il y là, à n’en point douter, un rapport de fascination, plus ou moins conscient, envers les religions et leurs dieux. Mais ce qui structure profondément ce champs de luttes pour la bonne définition (de la laïcité, du racisme, de l’universalisme, du féminisme, du colonialisme, etc.) c’est la dialectique et l’opposition à la fois violente et durcie entre le eux et le nous.

Ici, c’est la signification du nous qui va retenir notre plus particulièrement attention et nos analyses. Il est d’abord le pronom de la première personne du pluriel ; cela veut dire que sont désignées deux entités inextricablement liées : le je et le ils ; la personne et le collectif. Ils ne s’additionnent pas, ils constituent une collectivité ou une communauté de condition et de destin. Le locuteur, lorsqu’il dit nous, ne parle pas en son nom ; il parle au nom de cette collectivité qui a en commun la croyance en une commune identité. Aussi, ce nous se voit renforcé toujours par des expressions tels que Nous-mêmes ou Nous-autres (nous les femmes, nous les Noirs, nous les Arabes, nous les immigrés, nous les homosexuels, nous de la cité, etc.). Ces Nous-mêmes et Nous-autres ne signifient rien d’autre qu’Entre-nous (que traduit bien l’expression « soit dit entre nous »). Remarquons, et c’est bien là le génie de la langue, que le trait d’union désigne le lien qui unit la personne (ou le locuteur) à son groupe. Lien intime (que dénature le on, incertain et douteux), et relations supposées authentiques qui rendent disponible et obligé chacun à l’égard des autres.

Le nous, pour se constituer, durer et espérer produire des conséquences politiques, doit être constamment contrarié par un ennemi, une force culturelle contraire, une puissance politique abhorrée. C’est le eux, bien entendu.

Ce travail de « découpe » ou de formation de frontières (un nous parmi une pluralité de nous) se traduit par des efforts incessants, plus tactiques que stratégiques, de classements qui ne vont jamais sans la nécessité d’établir des choix : faut-il, tout d’abord, s’assembler avec ceux qui sont censés vous ressembler ? Faut-il se re-unir avec ceux que l’on reconnaît au premier coup d’œil comme partie intégrante de la même famille, de la même communauté, en un mot du même sang ? Ou bien le nous doit-il prendre en compte les circonstances qui obligent à une extensibilité provisoire et tactique des alliances pour la juste cause ?

Ce sont des luttes interminables, sans cesse recommencées. Et ces actions ne cherchent pas seulement à produire des conséquences sur les autres. Le monde que l’on s’évertue à découper selon ses idéaux ou ses intérêts, n’est pas extérieur à soi ; nous sommes une partie intégrante du monde que nous divisons en ensembles (concrets ou abstraits) et qui, aussi, nous découpe. Et ces découpes sont constitutives du nous. Dans cette configuration l’histoire ruse avec les uns et les autres : la lutte contre les « identités oppressives », par une logique implacable, finit toujours par se renverser en une nouvelle oppression identitaire. L’histoire est d’une infinie richesse dans ce domaine ; il suffit de scruter, même d’un regard quelque peu rapide, à quel point les décolonisations ont produit des indigènes à bien des égards similaires à leurs anciens bourreaux : l’Algérie, le Rwanda, la Sierra Leone, la Syrie, etc. Ici et ailleurs, les effets et les conséquences de ce qu’il advient (la terreur, l’emprisonnement de masse, la torture, l’expression interdite, le racisme, etc.), sont contraires aux intentions initiales. Plus la communauté politique à fondement identitaire se rétrécit autour d’une vision dichotomique intangible entre « nous » et les « autres » (entre eux et nous), plus la violence en son sein se déploie laissant apparaître, inexorablement, la figure du traître ; celui par qui arrive la faille et la faillite, la dislocation ou la fragmentation.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, les porte-parole des groupes dits minoritaires luttent avec force non pas tant pour élargir le nous, mais bien plutôt à ne pas faire oublier, aux uns (les « siens ») et aux autres (tous ceux qui ne sont pas qualifiés de « minoritaire ») que l’enjeu capital qui n’a pas intérêt à être résolu, est de rester minoritaires et (surtout) de rester porte-parole de « populations minoritaires ». Autant dire que l’ensemble de ces actions identitaires ne cesse de creuser l’écart entre des nous particuliers et un nous universel.

Cette situation n’est pas isolée, ni propre à la société française. En Europe, l’inquiétude légitime ne cesse de grandir face aux violences physiques, matérielles et symboliques portées périodiquement contre telle ou telle œuvre ou tel ou tel artiste, quelle que soit leur discipline d’origine. Les exemples sont nombreux : films, statues, peintures, pièce de théâtre, ouvrages, chanteurs, stylistes, designers, etc. Toute création artistique est scrutée et aussitôt dénoncée dès lors qu’elle n’est pas moralement conforme à la vision de l’art et du monde de quelques redresseurs de torts culturalistes.

Au fond quels rapports entre l’« appropriation culturelle », les pièces ou les films jugés blasphématoires, l’ « oppression blanche », la « protection » des minorités et des « racisés », le « racisme d’Etat », etc. ? Et bien la liberté d’expression et de création. La violence pour imposer la censure et l’autocensure est de même nature chez les accusateurs de blasphème, les catholiques et les musulmans intégristes et les nouveaux défenseurs d’une politique identitaire. Pour tous ces groupes, et qui ont en commun d’être toujours construit sur une identité intensive, l’exigence est la même : il y a des choses, des paroles, des situations passées ou présentes, des rapports sociaux et historiques qui n’ont pas à être mis en relations, qui ne doivent pas être vus, et encore moins être collectivement discutés. Prohiber pour réhabiliter est leur maître mot. Le vocabulaire est à chaque fois quasiment le même. Et pour cause : nous sommes en présence de juges autoproclamés seuls habilités à dire le Bien et le Mal. Surtout, les seuls à être dotés d’une expertise sans égale dans l’identification du Bien et du Mal3. Ce n’est faire injure à personne, de dire que nous sommes fort éloignés d’un effort intellectuel pour penser la crise de nos catégories classificatoires. Comment en est-on arrivé à penser par retranchement, par diminution, par rétrécissement, au lieu de penser par accroissement, par élargissement, par accumulation ? La réponse est peut-être la suivante : pour, pense-t-on, gagner en droits et en respect des « cultures » ; imposer le « respect » des mémoires des peuples abîmés par la colonisation ; accroître les droits des « minorités ». Est-ce si sûr. On peut légitimement en douter.

1 Et dans un grand nombre de pays occidentaux comme les Etats-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Italie, le Canada, etc.
2 Le mot métonymie désigne une figure de style. Celle-ci consiste à utiliser un mot à la place d’un autre. Il existe plusieurs types de métonymies. Par exemple, un « musulman » est un « opprimé », un « arabe » est un « racisé », etc.
3 Sur l’ensemble de ces questions d’une brulante actualité, je me permets de renvoyer à mon ouvrage La France et ses démons identitaires, éditions Hermann, 2021.