L’analogie et la métaphore ont été omniprésentes dans l’évolution de la conception symbolique. Le transfert de sens de l’animé à l’inanimé et réciproquement, l’anthropomorphisme aussi, ont été décisifs pour le progrès de la connaissance. Les exemples abondent. Chez les Anciens, « cause » appartenait au domaine de l’intellect et de la loi, « potentiel » et « force » ont d’abord désigné la force physique de nos bras, et pour Confucius « la conscience est la lumière de l’intelligence pour distinguer le bien du mal ». La métaphore, l’analogie et l’anthropomorphisme non seulement n’ont pas de quoi étonner mais ils sont d’une importance suprême pour la connaissance et la compréhension. La raison en est que l’homme, étant naturel comme toute autre entité et processus, il a été formé avec les mêmes matériaux et les mêmes mécanismes que la nature emploie ailleurs.

Rejetons d’emblée l’idée extrême selon laquelle jusqu’aujourd’hui personne n’a vraiment pensé. D’après les partisans de cette croyance invraisemblable, la pensée exige une pureté spirituelle incompatible avec le fait que notre activité réflexive dépende de l’appareil neurophysiologique. Il est à remarquer que nous n’avons même pas besoin de nous armer d’anthropomorphisme pour reconnaître la vérité évidente que les animaux pensent, mais admettons aussi cette hypothèse bien plus hardie : d’une façon que je décrirai, il y a des pensées végétales et même inorganiques.

Le sens et la référence de « penser » et de « pensée » couvrent un large spectre qui s’étale depuis la formation de symboles, de concepts et de propositions jusqu’à l’ensemble des activités de l’appareil psychique humain. Y a-t-il des pensées chez les animaux, les plantes et les pierres ? Étant donné la multivocité de « penser » il convient de préparer le terrain pour l’essentiel de ce que j’ai à dire en examinant quelques conceptions de cette opération. Mais il ne faudrait pas se méprendre : je n’implique nullement que les problèmes philosophiques soient résolus à coups de définitions arbitraires de mots, et je ne justifie pas non plus le relativisme basé sur le choix arbitraire d’une définition. Expliquer c’est monter dans l’échelle de la nécessité causale et, à mesure que l’on progresse, on supprime l’arbitraire. À la limite de l’ascension tout arbitraire disparaît. C’est l’idéal de la philosophie de la nature, de ce système spéculatif scientifico-métaphysique compréhensif et logiquement cohérent.

Nous voici maintenant mieux préparés qu’au début pour aborder de face notre problème. J’appelle « pensée primordiale » le caractère intelligible, significatif et causal d’une chose. Une chose est intelligible parce qu’elle participe au réseau causal qu’est la nature, parce que cette chose a un ordre, une raison, une forme, une stabilité, un invariant. L’ordre et la raison existent d’abord dans la nature extra-psychique et ensuite, d’une façon dérivée, dans le psychisme animal et humain. La signification est le prolongement de l’intelligibilité, la marque intelligible que les choses et les processus laissent causalement les uns sur les autres, et la relation causale est la façon dont le caractère intelligible se maintient et se propage. J’appelle « signification causale » le caractère vectoriel de l’intelligibilité, la raison étant que celle-ci agit comme un rayonnement, une lumière qui se propage dans son environnement.

Il s’agit d’un point capital à retenir : étant donné que la pensée primordiale est le caractère intelligible, significatif et causal de quelque chose, la pensée est objective, universelle et anonyme. Ce sont des propriétés héritées par les différents modes de pensée dans les strates supérieures de la hiérarchie naturelle, une hiérarchie qui progresse du domaine mathématique et physicochimique jusqu’à la société, en passant par le domaine biologique et la conscience du moi individuel. C’est pourquoi aucune pensée ni aucune vérité n’est nécessairement associée au nom d’une personne en particulier, bien qu’immanquablement quelqu’un en particulier soit le lieu où un phénomène s’éclaire.

L’aspect significatif de l’intelligible est la participation d’une chose ou d’un processus au déterminisme causal constitutif de la nature. Celle-ci, je l’ai dit, est un réseau de relations causales multiples et variées, un tissu compact sans trous de spontanéité, ni de hasard, ni de contingence, ni de liberté, si on entend l’acte libre comme celui qui est désolidarisé de tous les liens causaux simultanément. Cette conception de l’intelligibilité et de la signification implique que toute chose dans l’univers, si elle est réelle, aussi infime soit-elle, est intelligible et significative. Et s’il nous paraît que quelque chose est insignifiant, cela veut dire que son sens n’a pas été cherché assez bien ou assez loin.

La participation d’une chose au déterminisme causal définit son identité, sa raison d’être et sa valeur. La relation causale est également le mode d’échange de l’intelligibilité entre les systèmes. Plus formellement, l’aspect significatif de l’intelligible est une propriété relationnelle, une fonction de plusieurs éléments :

  • des propriétés de la chose ou source qui se propage ;
  • des propriétés et des capacités de l’interprète, inorganique, vivant ou humain ;
  • des finalités de l’interprète inorganique, vivant ou humain ;
  • du contexte symbolique ou extra symbolique dans lequel la relation est établie ;
  • dans le cas spécifique de la signification chez les animaux et chez l’homme, il faut tenir compte aussi de l’emploi sédimenté des symboles.

Ces différents aspects : le caractère intelligible, la signification et la participation au déterminisme causal dans tous les modes de présence de la pensée, depuis ce que l’on appelle couramment aujourd’hui « inorganique » et jusqu’à l’humain, présentent une propriété typique de toute pensée : une relation au moins binaire entre les éléments engagés. Ainsi le froid intense a une signification pour les végétaux. Exposé à des températures très basses un bégonia peut mourir, et les effets, les traces laissées sur un arbre par un vent froid, représentent le vent froid, pointent vers lui, le symbolisent. Les mécanismes élémentaires du symbolisme existent en effet depuis la matière inanimée. Ensuite, avec l’apparition de la conscience animale et en particulier avec la naissance de la conscience humaine, il y a une augmentation considérable non seulement des caractères intelligibles significatifs mais également du nombre d’éléments susceptibles d’entrer dans la composition de la relation qui constitue la pensée.

La pensée primordiale peut exister sans la conscience animale ou humaine. Maintes choses et processus participent au déterminisme causal et sont structurellement stables, possèdent une forme, un ordre ou une raison bien avant l’apparition de la conscience. Cela veut dire — et dans cette brève dissertation ce point revêt une importance particulière — qu’il y a non seulement des pensées inconscientes chez les êtres dotés d’un système nerveux central et d’un appareil psychique telles que celles qui guident le comportement sans que l’on s’en aperçoive, ou comme les pensées inconscientes qui habitent les rêves, mais qu’il y a aussi des pensées primordiales en dehors de tout cerveau: ce sont les traces physiques causalement laissées sur d’autres systèmes naturels plus ou moins sophistiqués, comme une pierre, un végétal ou un animal.

On dira que penser est une activité psychique et que mon emploi de « pensée primordiale » est prima facie absurde : quel peut bien être l’intérêt de cet emploi abusif ? La pensée est traditionnellement identifiée entre deux ou plus contenus de conscience, par exemple, entre un acte de perception et un acte de mémoire ou d’imagination, ou bien, entre un acte de perception et un concept. Cette relation existante dans le psychisme humain se trouve aussi dans le psychisme animal, mais pourquoi descendre à des niveaux moins organisés de l’échelle naturelle ? Ma réponse est que cette conception imaginative de la pensée primordiale est une façon de contribuer à la complétude du champ cognitif unique et sans ruptures, image d’une réalité dépourvue de nouveautés abruptes.

La pensée primordiale structure l’uniformité du développement de la pensée à tous les niveaux, de l’inorganique jusqu’à l’être humain. Rappelons que le niveau inorganique des choses intelligibles et significatives, grâce au fait qu’elles sont causalement déterminées, est la première strate de la pensée où celle-ci est l’effet, la trace laissée par un objet inorganique sur un autre objet inorganique. La matière inanimée est la strate où fait son apparition, de façon primitive, la syntaxe. La condition de l’acceptation de cette affirmation est qu’à ce niveau la syntaxe soit conçue comme l’ensemble des règles de combinaison des pensées primordiales. Dans cette strate inorganique ces règles sont les lois de la physique et de la chimie. Considérez par exemple les formules chimiques représentatives des éléments formateurs d’un composé et la proportion dans laquelle ils se combinent.

Le statut ontologique de la pensée primordiale au niveau inorganique et végétal est physique. C’est une trace physique ou physicochimique laissée par exemple sur un cristal ou sur un végétal. Néanmoins, au fur et à mesure qu’on monte dans l’échelle naturelle vers la strate des animaux supérieurs et de l’homme, le statut ontologique de la pensée, en tant qu’activité physico-psychologique unique, devient plus difficile à établir. La raison en est notre ignorance concernant le rapport entre le cérébral et le mental, ignorance reflétée dans la façon ontologiquement dualiste de les décrire.

Le dualisme du cerveau et de la conscience résulte du fait que nous n’avons les concepts appropriés ni pour décrire ni pour expliquer la dynamique entre ce que nous appelons aujourd’hui le physique et le mental, ni le contrôle mutuel entre eux. Et rien n’invite à être optimiste attendu que l’invention de nouveaux concepts pour éclairer des processus restés dans l’obscurité est ce qu’il y a absolument de plus difficile en métaphysique et en science. Par exemple, pour Parménide et les éléates, un phénomène aussi évident que le devenir ou mouvement qualitatif était indescriptible faute des concepts métaphysiques appropriés, et pour le décrire on a dû attendre l’invention des concepts de puissance et d’acte. Le devenir signifie qu’une entité à un moment donné est ce qu’elle est et n’est pas l’entité vers laquelle elle tend. Aristote a donc introduit les concepts d’acte et de puissance. Ainsi le changement de l’arbre qui devient adulte ne serait intelligible s’il n’avait pas en lui la puissance de changer. Le devenir est la transition d’un état de puissance à un état d’acte. Et la théorisation physicomathématique du mouvement, qui aurait tant plu à Archimède, a dû attendre rien moins que l’élaboration des infinitésimaux.

Bien entendu, nous ne sommes pas au bout de nos peines car même l’affirmation selon laquelle la pensée primordiale au niveau inorganique est physique, n’autorise pas à établir son caractère exclusivement physique selon les concepts de la physique actuelle. Pensez aux expériences somatopsychiques ou psychosomatiques : le mot qui fait rougir, le stress qui entraîne la fatigue, la mauvaise nouvelle qui tue révèlent une intégration, une identification du physique et du mental non descriptible par la sémantique de la physicochimie actuelle, ce qui ne veut pas dire que les sciences, en principe, ne puissent pas améliorer leurs abstractions.