Après l’introduction de l’Euro (2000), nombreux sont les citoyens européens qui se sont plaints d’une perte de pouvoir d’achat. Dans certains Etats membres (ex l’Italie) plus que dans d’autres (l’Allemagne), le coût des produits de base a considérablement augmenté. Une augmentation des prix qui n’est pas « due » à l’euro, mais au choix d’un laisser-faire qui rend permis tout ce qui est possible, même au mépris des lois. Comme les salaires s’alignent sur l’inflation officielle, si les chiffres mentent sur l’inflation, c’est la population qui perd en pouvoir d’achat.

Car le processus est pervers. Les intermédiaires commerciaux (grossistes, distributeurs…) font pression sur les prix des producteurs - qui ne sont pas mobiles - et menacent d’user de leur faculté de circuler pour faire jouer des concurrences étrangères même lointaines. Ensuite, ils revendent les produits ainsi acquis ailleurs, d’une part en gardant pour eux les bénéfices sans les répercuter sur des consommateurs qui, dans ce secteur, ne sont pas davantage mobiles et, de l’autre, augmentent davantage encore leurs marges bénéficiaires auprès des mêmes consommateurs, plus faciles à abuser depuis l’introduction d’une nouvelle monnaie et en général culturellement désarmés.

Car c’est depuis longtemps qu’avec la disqualification de l’Etat promue dans le sillage du capitalisme sauvage des années ’80, les mécanismes de contrôle étatique sont devenus des tigres de papier.

La philosophie qui, fondamentalement, sous-tend cette démarche est celle qu’expliquait en 2006 un représentant de l’industrie pétrolière : « Tant que les gens acceptent de payer, c’est que le prix n’est pas trop élevé ». On voit aujourd’hui jusqu’où cette attitude est prête à mener les consommateurs liés à long terme sinon par le fournisseur, à tout le moins par la nature des produits qu’ils consomment.

Ici aussi, il faudrait s’interroger sur les politiques gouvernementales en matière de recherche, et sur ce piétinement dans le secteur des énergies renouvelables qui auraient permis aux populations de se rendre indépendantes des puissances financières actives dans les énergies traditionnelles…

Approche simpliste, égoïste et à courte vue selon les mouvements qui représentent les consommateurs captifs, mais qui ne l’est pas pour les globe-trotters de la finance internationale, à qui il importe peu d’épuiser un individu, une société, un pays, dans la mesure où ils pourront toujours déplacer leurs affaires lorsqu’il n’y aura plus rien à en tirer1.

C’est d’ailleurs vraisemblablement cette attitude qui explique ces chutes périodiques brutales des marchés boursiers internationaux (1987, 2001, 2008), processus qui n’est pas perdu pour tout le monde. Car la concentration du capital permet à ceux qui « tiennent le marché » ou qui sont particulièrement bien informés, d’abattre le coût des actions2, le capital social des sociétés (et donc de la société) tout en augmentant pour eux-mêmes les profits, jouant sur les différentiels de cours, les produits financiers qui vont à l’encontre du marché ou, à tout le moins, limitant les pertes dans l’attente de plantureux gains qu’ils savent ensuite avoir le pouvoir de se reconstituer. Le phénomène s’accentue encore lorsqu’il est guidé par des ententes illégales dont seuls quelques initiés ont connaissance, pour en tirer meilleur profit.

Comme l’expose l’économiste Guido Rossi, « la création de valeur pour les actionnaires est devenue l’unique objectif de l’activité d’une société, et l’unique critère d’évaluation du comportement des administrateurs et des managers … (dont) les rémunérations dérivent en grande partie, à travers les stocks-option, de la cotation des titres, sur lesquels, par conséquent, on spécule par des moyens qui ne sont que rarement licites … comme le « back-dating » des options de propriété à un moment où le cours de bourse était inférieur à celui du marché, et le « spring loading », c'est-à-dire l’assignation de stock-options immédiatement avant la publication d’informations de nature à faire augmenter le cours de bourse… le back-dating est déjà apparu parmi les motivations des premières condamnations pénales pour fraude à l’encontre de personnalités éminentes du monde des entreprises des Etats Unis3 ».

Chacun sait que les autorités boursières européennes sont loin de disposer des pouvoirs de la SEC, la puissante institution de contrôle des marchés financiers aux USA et qu’en Europe comme l’a démontré le procès dans l’affaire Lernaut & Hauspie (Belgique, 20104), contrairement aux Etats-Unis (procès Enron), les tribunaux peinent à traiter en substance les affaires du « monde des affaires ». D’autant que « le contrôle minoritaire peut produire des bénéfices privés d’un autre genre, d’influence sociale, politique, culturelle5 ».

Reste donc à espérer (?) que certaines faillites retentissantes ne soient pas le résultat d’une gestion toute centrée sur les bénéfices de certains actionnaires au détriment d’autres, à court terme, au mépris de l’investissement à long terme et du développement durable de l’entreprise, mené par de jeunes loups chasseurs de primes tel qu’en font régulièrement état les chroniques de la presse économique occidentale6.

Ou pire, le résultat d’ententes pour supprimer des concurrents ou pour ruiner l’un ou l’autre secteur de la société, comme le laisse craindre la crise des sub-prime, qui ruina d’abord la classe moyenne et les petites gens.

En Europe, l’application du « bail in7 » depuis 2016 dans les crises à répétition qui ne cessent de frapper le secteur bancaire a ruiné la bourgeoisie de villes entières en Italie (Siena, Vicenza, Arezzo...) et pose la question dans une autre perspective. Les commissions parlementaires et enquêtes pénales toujours en cours devraient à ces sujets apporter quelques explications supplémentaires.

En Belgique, les affaires judiciaires dans le secteur bancaire se sont résolues par des fautes de procédures, qui ont laissé les responsables impunis, et les pertes de la fraude fiscale au détriment du budget de l’Etat belge surendetté à charge de ses citoyens (ex. Affaire Kredietbank) dans ce pays où la charge fiscale globale est la plus lourde au monde.

Il est de fait plus simple de dominer un peuple qui peine à résoudre ses problèmes au quotidien et qui n’a plus ni la force ni les moyens de se cultiver, de s’informer, à fortiori de protester.

Qui peut confirmer que personne n’avait prévu ce cours des choses ? Déficit budgétaire et déficit commercial excessifs couplés à un fort endettement des particuliers8, alors que l’euro menace la suprématie du dollar, que la Chine entre de tout son poids sur la scène, d’abord commerciale et à présent monétaire, mondiale, alors que la suprématie militaire américaine est mise à mal par des décisions mégalomanes de ses dirigeants et défiée par de petits potentats puissamment armés, tout indique l’éclatement d’un système, dont la survie ne se compte plus qu’en années.

La crise de 2008 fut sans doute celle qui a ouvert le parcours d’un retour à la réalité. Mais ce n’est qu’en janvier 2018, dix ans plus tard, que le Sommet de Davos a commencé à faire entendre sa voix concernant le caractère indispensable d’un développement économique moins inégal, et soutenable pour la planète.

La crise financière de 1996 en Bulgarie aurait dû apprendre à lire les signes et à prendre conscience qu’un peuple peut être ruiné avec le consentement tacite de ses dirigeants. Des manipulations de l’establishment financier y ruinèrent l’ensemble de la population, suivant par là le sort de la Russie en 1993.

En démocratie, jusqu’aux crises grecques et chypriotes, c’était réputé impossible.

A relire l’histoire, que penser des décisions de la Banque Centrale Européenne de hausser les taux d’intérêts, précipitant l’Europe dans la crise à la suite des Etats-Unis ? En juin 2008, un commentateur renommé du quotidien italien La Repubblica, Eugenio Scalfari, commentait ainsi cette augmentation de 4 à 4,25% du taux d’intérêt imposé par la BCE : « La BCE n’a pas fourni la moindre explication … Tous ont affirmé que la décision de la BCE est un acte nécessaire pour stabiliser l’inflation, mais tous ont, à l’unisson, rappelé que cette inflation provient de l’extérieur et est hors du contrôle européen … A entendre un tel raisonnement vient à l’esprit le Navire des Fous. L’inflation vient de l’extérieur de l’Europe. Donc elle est hors du contrôle de la BCE. Le problème de l’Europe est le manque de croissance. Un autre de ses problèmes est l’augmentation excessive de la valeur de l’euro par rapport au dollar. Malgré tout, cette décision de la BCE, qui de l’avis unanime ne réduira pas l’inflation et portera encore l’euro à la hausse, était nécessaire. Navire de fous, purement et simplement9 ».

Depuis lors le gouverneur de la Banque Centrale Mario Draghi a dû redresser la barre, avec une politique de taux qui n’ont jamais été si bas pour une aussi longue durée. Pour éviter le naufrage, il a été contraint d’accompagner cette politique des taux par des acquisitions de titres pour stabiliser les budgets des Etats Membres de la zone euro en l’attente de véritable politique économique et financière européenne commune (avec ses implications en matière budgétaires et pour l’Europe sociale) ... Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir10 ?

Or, la couverture de ces titres est de plus en plus hypothétique. Avec une croissance fixée autour de 2% dans l’Union Européenne pour la période 2017-2019, « on prévoit » que la crise économique qui a en 2008 frappé l’Europe non sans dévaster le peuple grec au passage11, commence à se stabiliser. Mais les risques de rechute se refusent de quitter l’horizon.

A tout cela s’est ajouté l’exigence de bloquer toute augmentation de salaire pour renforcer la croissance par la compétitivité des entreprises, les citoyens étant contraints de financer la restructuration des institutions financières fragilisées par cette décennie sans foi ni loi12.

Il y en a pourtant encore qui s’étonnent de la montée de l’extrême droite en Europe …

1 Stratégie notamment menée par l’ex nomenclatura soviétique, par privatisations interposées des industries nationales, menées ainsi à la faillite faute d’investissements de maintenance et de reconversion, ruinant de la sorte les économies nationales après en avoir tiré un maximum de profits transférés sur des comptes personnels à l’étranger.
2 Selon un récent rapport rédigé par l’International Shareholder Services, le European Corporate Governance Institute et par Sherman & Sterling, 44% des 464 sociétés européennes cotées en bourse examinées admettent disposer d’au moins un des mécanismes principaux de contrôle : pyramides, boîtes chinoises, actions à vote multiples ou avec droits de votes diversifiés par catégorie, pactes syndicaux, participations croisées, plus une dizaine d’autres instruments qualifiés de « mécanismes pour favoriser les contrôles » (CEMS) », ds ROSSI Guido, Il mercato d’azzardo, ed. Adelphi, Milano, 2008, p. 40.
« Les instruments financiers sophistiqués qui ont fini de plus en plus souvent à la une des journaux … ont totalement remplacé les instruments d’autrefois, à commencer par les actions et obligations (…). Quant aux actionnaires propriétaires d’aujourd’hui ils se comptent d’une manière apparemment bizarre …, par exemple, ils ont souvent plus d’avantages à faire descendre, plutôt que monter, les cours de bourse » (ibid, p. 45).
3 Rossi, ibid, p. 73-75, passim.
4 Lernout & Hauspie: KPMG ne doit verser aucune indemnisation aux victimes.
5 Rossi G., ibid, p.59.
6 Goldschmidt P.N., « Le Slogan de la modération », dans La Libre Belgique, 21/6/08 : « Le président Trichet a récemment fait allusion à l’attention accrue que la BCE allait porter à l’impact des systèmes de rémunération dont certaines modalités perverses peuvent peser sur les risques qu’elles font courir à la stabilité du système financier en général ».
7 « L’instauration du bail-in, entré en vigueur le 1er janvier 2016, est une des principales mesures prévues par la directive pour le redressement et la résolution des crises bancaires. L’objectif de ce mécanisme qui prévoit un renflouement interne des établissements par conversion des passifs est précisément d’éviter de faire appel, via une intervention des États, à l’ensemble des contribuables pour organiser le sauvetage des banques ». (source : Bail-in : les paradoxes du renflouement interne, mars 2016).
8 « Aux Etats-Unis, entre 1993 et 2004, l’endettement à la consommation … via les cartes de crédit et les financements des biens durables comme les voitures est passé de 800 millions USD à 2000 milliards, … soit le triple du PIB du pays », Napoleoni, ibid, p. 45 (trad. de l’italien).
9 Scalfari Eugenio, « L’Autunno sarà nero, Tremonti ci salverà », dans La Repubblica, 8/7/08.
10 Perrault Charles, Barbe Bleue, Les contes de ma mère l’Oye, 1697, repris dans une chanson de 1985 qui, par référence à Anne Frank, dénonce la montée de l’extrême droite, de Louis Chelid.
11 Delbovier Marc (économiste et sociologue), « La danse du scalp a commencé », La Libre Belgique, 25/6/08 : « Il est d’ailleurs piquant d’observer, lors des débats consacrés à la hausse des prix, combien les différents intervenants, quelle que soit leur appartenance, jusque et y compris les représentants patentés ou masqués de la finance, se défendent d’engranger en cette affaire, quelque bénéfice que ce soit. Un peu comme si le renchérissement de cette hausse des prix ne profitait à personne et finissait par s’évaporer dans on ne sait quelle mystérieuse atmosphère. Dès lors que, nonobstant la contagion du prix de l’énergie sur le coût des matières premières et des denrées alimentaires, les pays pétroliers paraissent intouchables, dès lors que la finance et la grande distribution profitent de l’aubaine, dès lors que les spéculateurs de « tous poils » surfent « à tout va » sur la vague, tandis que, via le mécanisme lui aussi automatique de la TVA, l’Etat fait son miel de l’inflation, il ne reste plus, comme toujours, qu’à stigmatiser « ces maudits salaires ».
12 Goldschmidt P.N., « Le Slogan de la modération », dans La Libre Belgique, 21/6/08 : « Des fragilités importantes sont apparues dans l’architecture du système financier mondial et dans son système de supervision et de réglementation. L’obligation devant laquelle se sont trouvées les Banques Centrales de procurer d’importantes liquidités aux marchés est de nature à alimenter la pression inflationniste ».