« L’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger il faut ajouter. [...] Chacun de leurs gestes laisse non pas seulement une trace comme il en est de l’homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d’eux » (Francis Ponge)

Lorsqu’à propos de son travail Mathilde Nardone me parla pour la première fois de fleurs cueillies sur les terrils, j’entendis terre-îles et imaginais des monticules de terre formant des îlots à la manière des anciens volcans devenues terres d’asile. Je ne savais rien de ces montagnes coniques émergées des pelles, des pioches et des pics des mineurs, valeureux travailleurs des profondeurs carbonées.

Les terrils, du mot wallon terri, appelés aussi haldes ou crassiers, sont des collines artificielles formées des ramas des fonds minier durant l’exploitation des mines de charbon. Terreaux fertiles pour beaucoup, hostiles pour d’autres et recouverts d’une végétation sauvage ou introduite par l’Homme, ils font aujourd’hui en Belgique comme en France partie du Patrimoine (parfois aménagés sous la forme de grands parcs en raison de leurs biodiversité) en s’inscrivant dans les paysages locaux comme des témoins de l’histoire industrielle géographique et sociale du XIXe et XXe siècles.

Situé au sud de Charleroi le site industriel du Bois du Cazier a le statut de patrimoine protégé de Wallonie depuis 1990. Tristement célèbre pour la catastrophe de 1956 qui entraîna la mort de 262 mineurs, il fut l’un des sites moteur d’un pan social important de l’immigration d’ouvriers venus majoritairement d’Italie mais aussi de Tchécoslovaquie, d’Hongrie, de Yougoslavie etc. C’était là, à la 4, que le grand-père de l’artiste œuvrait avec ses compagnons. Et c’est de ce même Pays noir qu’elle-même recueille, des années plus tard, les fleurs enfantées pour garnir ses scanographies aux allures de tapisseries anciennes.

Traitées à la manière des natures mortes flamandes, le détail et l’abondance des fleurs sont au cœur du sujet et poussés au paroxysme chez la jeune artiste qui enlève tout autre objet ; vase ou support intermédiaire reconnaissable, provoquant ainsi un jaillissement floral. Elle rivalise d’inventivité et de technique pour faire émerger la partie cachée de sa composition en apportant de la matière pure : du grain voire des graines, de la profondeur en superposant les couches de fleurs sur un fond d’une noirceur glaçante, et du mouvement en trouvant le moyen de les sublimer par une lumière diffuse qui accroche le premier plan sensible hypnotisant et laisse s’évanouir les plans reculés plus flous et plus sombres.

Sa technique abordée de manière expérimentale - le scanner offrant cette dynamique inversée de l’envers et de l’endroit qui fait du travail initial d’assemblage de matières, d’objets et d’exposition un défi de pratique et d’anticipation à la manière d’un tissage fait avec un métier de basse lisse 1 - est encore plus visible dans son travail appelé Natures mortes par scanner où la tentative, le plaisir de la recherche d’effet vivant en s’amusant avec la machine-outil, en questionnant ses éventualités et ses limites et en observant l’interaction matérielle avec le naturel-sujet, échafaudent un visuel d’une finesse et d’une légèreté poétique extrêmement réjouissant.

Dans Terrils, au travers du contact opéré entre la vitre du scanner et le végétal, on imagine la révélation d’un trait de chaque espèce : la plus masculine frotte la paroi, la dangereuse colonise l’espace, la délicate s’approche mystérieuse tandis que la sensuelle se languit d’être admirée. Tout ce travail autour de la trace impactant l’image permet la métaphore de la mémoire. L’obsolescence des fleurs est contrebalancée par leur audacieuse persistance, au-delà de l’ornement elles incarnent les souvenirs des fonds terrestres et par leur intrigante grâce nous obligent à nous interroger sur leurs origines profondes.

Héritière de la mémoire d’un mineur de Charleroi, Mathilde Nardone fait éclore de l’autre bout des racines infinies du trou noir de la mine, vieux cauchemar du progrès, une végétation d’une impénétrable beauté exhalant de la poussière. Les fleurs semblent avoir été scellées aux premières lueurs du jour ; les aînées élancées sont baignées de lumière tandis que les jeunes pousses y aspirent à leur tour.

Muses des jardins du gouffre, amazones des terrils, leurs énigmes n’ont pas fini de raisonner dans nos abîmes.

1 Métier à tisser des tapis sur l’envers au contraire du métier de haute lisse.