Sous le titre « La bruche du haricot », John M Armleder présente à la galerie Almine Rech une nouvelle production de la célèbre série des Puddles Paintings, dont le protocole de recouvrement rejoint celui des Pour Paintings, consistant à répandre à la surface de grandes toiles posées à plat une quantité immodérée de matériaux divers et autres substances chimiques inappropriées, qui oxydent et affectent à terme le tableau de manière aussi imprévisible qu’inespérée.

Comme dans toute la production de John M Armleder, ces peintures nées de son admiration pour l’œuvre de Larry Poons, ne dissimulent pas leur stratégie de fabrication et l’importance du processus même : un temps libéré des contraintes formelles, des obligations morales, des conventions de style et de goût. Ainsi les toiles sont inondées par un excès de peinture qui stagne, gondole, peine à sécher, créant une bulle liquide au milieu. On y projette ensuite toute sorte d’éléments qui augmentent par leur nombre le potentiel de transformation. Enfin les tableaux sont levés à la verticale, le centre toujours liquide se déversant aléatoirement, et donnant selon Armleder « cet aspect Action Painting, alors même qu’il n’y a aucun effort d’expression de ma part ».

La virtuosité de l’artiste à s’approvisionner dans tous les rayonnages, à bricoler avec le réel, n’a cessé de croître au rythme impressionnant de sa production, que la seule énumération désordonnée de ses ingrédients suffirait à nommer. Ces grandes toiles, qui évoquent d’étranges croutes terrestres ou constellations cosmiques, sont avant tout le résultat merveilleux d’une mixtion impossible et catastrophique entre : de l’émail synthétique, rapide, à l'eau, à deux composants époxy, à deux composants polyuréthane et cellulosique ; une dispersion acrylique ; une imprégnation fongicide ; de la lasure pour bois incolore ; un glacis protecteur ; des vernis synthétiques, zapon, pour bateaux, polyuréthane, de protection UV ; de la peinture aluminium, porcelaine, interférente, iridescente, en spray chromé, minérale à base de silicone, acrylique métallisée, pour sol, pour aérographe, pour soie, pour vitrail, à effet martelé ; une base acrylique transparente ; un spray effet marbre ; de la dorure ; des pigments pour peintre, dorés, luminescents ; un siccatif ; des paillettes et poudre de glitter ; des décorations de Noël, d'Halloween ; des jouets en plastique ; de la quincaillerie ; des accessoires de modélisme ; du fil de fer ; un cure-pipe ; du matériel de bricolage ; des pâtes alimentaires ; du chocolat ; des bijoux en plastique ; des fibres de coton ; du médium irisé ; de l’encre ; un pneu broyé ; du faux sang ; des décoration de table ; des pompons ; de la décoration en sucre ; du vernis à ongle ; du bitume ; des cristaux de roche et synthétique.

Quant à la bruche, rien ne permet à ce stade de décider si l’insecte joue un rôle quelconque dans cette opération de dévastation, sauf à considérer les dégâts irréversibles qu’il produit déjà sur le haricot, le rendant définitivement impropre, son passage larvaire laissant à la surface de la graine d’étonnants opercules circulaires prédécoupés. Et si la mécanique opératoire de la bruche, insignifiante et patiente, a pu forcer l’admiration de John M Armleder, évitons pour autant l’analogie ou la vaine tentation d’user de la métaphore animale et agricole. Car il se trouve que la bruche était déjà là, pur signifiant disponible dans un catalogue varié et infini de formes et de mots en attente de figurer.

Comme Genesis P-Orridge, John M Armleder sait déjà depuis longtemps que tout est déjà là, que l’activité de création est l’endroit louche d’un rapt, un mode suspect de captation. Depuis ce monde ambivalent et paradoxal, entre le mépris nonchalant d’un Warhol et la « beauté d’indifférence » postulée par Duchamp, son projet rejoint l’entreprise de sabotage de ces deux grandes figures du XXe siècle : le sabotage de la notion d’auteur, singulier, original et authentique. Mais il le fait autrement, à son corps défendant et hors programme, sans désaffection ni froideur.

John M Armleder ne croit pas plus à la valeur distincte de l’art qu’à celle de sa propre production. Une position de mécréance salubre, qu’il partage davantage avec Monsieur Aa et Picabia qu’avec une majorité de ses contemporains. Car cela fait presque cinquante ans que son œuvre se construit en dehors des systèmes établis, à partir d’hypothèses contradictoires et brouillées, sur la base d’une méthode affranchie des catégories et des hiérarchies de l’art. Contre toute autorité, le travail de cet artiste, aussi atypique qu’influent, emprunte tout autant aux grands récits des mouvements artistiques (constructivisme, abstraction, pop art, op art, minimalisme, conceptualisme…) qu’aux marges culturelles. Une manière de faire de l’art comme on fait du shopping, de regarder avec la même attention curieuse les éléments et les signes qui habillent nos existences. Qu’il se saisisse d’objets qui appartiennent à la culture muséale comme à celle du surf, de la série B, de la philosophie Zen, de la cérémonie du thé, du folklore hawaïen ou des rites populaires de Noël, l’important n’est pas la provenance de ces objets mais leur duplication, leur déplacement dans un espace autre, à priori inapte à les accueillir.

Depuis ses premiers happenings dans les années 60 au sein du groupe Ecart (émanation distante du mouvement Fluxus), à travers l’étendue de son œuvre picturale ou de l’ensemble des Furniture Sculpture; entre ses dispositifs monumentaux, ses pièces lumineuses, sa production de multiples ou de travaux sur papier, mais aussi son activité de curator ou d’éditeur, rien ne permet aujourd’hui d’organiser rétrospectivement la somme de ces objets à partir de schémas, de périodicités ou de toute autre logique d’évolution. Rien, si ce n’est la persistance d’un rapport au monde et à la vie, qui voit dans ces jeux d’accumulation et de perturbation cette seule évidence : l’art ne serait que cela, le résultat indéchiffrable de différentes opérations de pillage et d’altération, d’une mécanique aléatoire de prélèvement, de clonage et d’effacement.

L’œuvre de John M Armleder s’inscrit ainsi au centre d’une contradiction commune : l’artiste a eu beau tout faire pour se mettre à distance (critique, esthétique ou éthique) de ses objets-sujets de prédilection, il reste immanquablement compromis avec eux. Jusqu’à accepter le risque d’être contaminé par les valeurs réputées négatives que son art manipule, par la faiblesse, le vide ou la faillite. Cette mécanique de conversion n’est pas nouvelle, mais vise parfois le vertige chez Armleder, pour qui le processus d’incorporation et de récupération est toujours l’endroit d’une dépossession joyeuse, d’une remise en jeu de tout, de rien et surtout de n’importe quoi.

Stéphanie Moisdon