La galerie Xippas a le plaisir de présenter, pour la première fois dans son espace genevois, une exposition consacrée à l’artiste uruguayen José Gamarra. L’exposition anthologique Murmures dans la forêt, retrace cinquante ans de création de cet artiste singulier à travers une sélection exceptionnelle de peintures et de dessins.
Il nous faut revenir à la forêt où est la source de nos mots, le reliquaire des signes et des formes qui nous hantent. Ne sachant pas si elle nous menace ou nous est propice.
(Édouard Glissant)
Dans la peinture La vigie (le guetteur), réalisée par José Gamarra en 2024, on voit une pirogue traversant paisiblement une rivière. Quatre figures s’y trouvent.
Au centre, Jésus de Nazareth est accompagné d’un chien et escorté par un démon, tous deux surveillés par un conquistador espagnol armé d’une arquebuse.
Tout ce qui est décrit semble conforme à la narration de l’art baroque colonial produit dans les Amériques, mais la scène se complète d’une dernière figure qui, non seulement introduit une dimension incongrue et fantastique à l’œuvre, mais l’ancre aussi dans le contexte contemporain qu’elle évoque.
Cette dernière figure, celle qui dirige l’embarcation, est Superman.
Le célèbre super-héros américain devient ici l’emblème de la culture et de la politique nord-américaines sur le continent américain et, plus largement, dans le monde occidental. De même, dans la jungle luxuriante qui encadre la scène, on aperçoit un personnage autochtone observant la scène.
Le titre de l’œuvre en donne une clé de lecture claire : Jésus-Christ et le Diable, le Conquistador et Superman voyagent ensemble, « dans le même bateau », guidés par la puissance de la culture américaine.
Le seul témoin de cette scène est cette figure anonyme qui les observe, ainsi que la nature vaste et foisonnante qui semble leur opposer une résistance silencieuse.
De la même manière, dans l’œuvre Amigos, réalisée en 2021, on découvre, au cœur d’une somptueuse représentation de la jungle, trois figures un animal, un humain et un être mythologique entourés de deux créatures qui les observent.
Dans les deux œuvres, la jungle devient à la fois le décor et le lieu où se déploie le récit. Dans la première, elle est à la fois témoin et victime d’une politique impérialiste ; dans la seconde, elle représente le seul espace possible où êtres réels et imaginaires peuvent coexister entre « la loi de la jungle » et Le livre de la jungle.
L’exposition anthologique Murmures dans la forêt, présentée à Xippas Genève, retrace cinquante ans de création de cet artiste singulier à travers une sélection exceptionnelle de peintures et de dessins.
José Gamarra est né en Uruguay en 1934. Après avoir vécu quelques années à Rio de Janeiro et participé à la Biennale de Venise (1964), il s’installe dans la région parisienne au milieu des années 1960.
Les premières séries d’œuvres réalisées en France reflètent certaines orientations esthétiques de la Figuration narrative (Adami, Arroyo, Arnal, Castro, Cueco, Días, Fromanger, Rancillac, Recalcati, Télémaque). Gamarra participe un temps aux échanges de ce groupe figuratif hétérogène, nourri d’images médiatiques, de bandes dessinées et de l’industrie du divertissement, qui incarnait en quelque sorte l’atmosphère hautement politisée du Paris des années 1960.
Au cours des années 1970, la représentation de la nature et particulièrement celle de la jungle tropicale prend progressivement une place centrale dans ses compositions picturales.
Au début de la décennie suivante, la représentation de la jungle devient plus élaborée sur le plan formel et finit par occuper presque tout l’espace des peintures de Gamarra.
Le projet artistique de José Gamarra, centré sur la peinture mais intégrant également le dessin et la production graphique développés depuis la fin des années 1960, introduit la représentation de la forêt ou de la jungle comme un possible scénario du développement humain.
Pour l’artiste, la jungle, la forêt, la selva, est le théâtre de tous les conflits et de toutes les ententes un espace fondamental de l’action humaine, le décor primordial du mythe et de la fable, le mystère impénétrable de l’inconnu.
Dans cet environnement infini et mystérieux, l’artiste présente des récits singuliers où coexistent et interagissent des personnages issus de différentes cultures et de moments historiques variés : le Pape et Superman, les conquistadors espagnols d’Amérique et les animaux mythologiques, ou encore les Yanomamis et les marins américains.
Le paysage de la jungle est à la fois témoin et victime de tous ces conflits ; il s’affirme comme un espace ontologique de résistance et de résilience peut-être le dernier possible.
Comme pour tout grand créateur, le projet artistique de Gamarra est contemporain non seulement par sa pertinence et son originalité créative, mais aussi parce qu’il agit dans le présent, en projetant des images qui révèlent des questions et des enjeux fondamentaux : la nature, la culture, la société et la politique ; la géographie d’où surgit la vie ; l’espace vital de l’entropie et le foyer de la négentropie cet espace fragile mais résilient est peut-être la dernière frontière que la nature offre à l’humanité et à sa culture.
La dernière frontière.
(Texte de Manuel Neves)
















