La galerie Afikaris a le plaisir de présenter la première exposition personnelle en France de l’artiste nigérian Eva Obodo — And we hired a carpenter to patch the cloth — du 6 novembre 2025 au 3 janvier 2026.
Explorant l’acte fragile de réparation — des matériaux, des histoires et des liens humains — Obodo transforme le charbon en gestes poétiques de restauration. Ancrées dans son histoire personnelle et l’héritage de l’exploitation minière de charbon à Enugu, ses œuvres mêlent les économies d’extraction aux métaphores de la guérison, où le charbon devient symbole de résistance, de transformation et de temps. Entre mémoire et matière, Eva Obodo nous invite à réfléchir à ce qu’il faut pour restaurer le tissu déchiré des communautés, où chaque fil de fer tissé devient à la fois un geste de soin et un témoignage de la résilience humaine.
Eva Obodo compte parmi les artistes nigérians qui ont profondément marqué la scène contemporaine en expérimentant des matériaux inattendus pour la sculpture. Son travail, réalisé principalement à partir de charbon, de fil de cuivre et d’aluminium, interroge à la fois la nature de ces matières autant que leur portée. À travers elles, il aborde des questions liées à l’Afrique contemporaine et aux héritages persistants du colonialisme extractif.
Par un patient travail de ficelage et d’assemblage du charbon de bois — matériau dont les propriétés chimiques, physiques et symboliques rappellent celles du charbon de houille — Obodo revisite l’histoire de l’extraction minière en Afrique. Les œuvres présentées à la galerie Afikaris évoquent les conséquences sociales et environnementales des économies fondées sur l’extraction : l’exploitation du travail, la fragilité de la main d’oeuvre et les formes de précarité qui en découlent dans le monde contemporain.
Ce rapport à la matière lui est profondément intime. Le père d’Obodo était mineur à Enugu, dans l’est du Nigeria. Il a survécu au massacre de 1949, lorsque les autorités coloniales britanniques ont tiré sur des mineurs en grève — un épisode tragique qui a contribué à éveiller le mouvement indépendantiste nigérian. Pour confronter cet héritage industriel et ses répercussions, Obodo choisit de travailler le charbon, qu’il lie à l’aide de fils de cuivre et d’aluminium. Dans Pickman, présentée dans cette exposition, il rend hommage aux mineurs d’Enugu, mais aussi à ceux de tout le continent, qui continuent à descendre sous terre pour extraire les minéraux rares destinés à alimenter nos technologies et nos modes de vie. À travers ces œuvres, il nous invite à réfléchir au coût humain et écologique de l’exploitation des combustibles fossiles et des terres rares, mais aussi à la déforestation et aux ravages liés au commerce de charbon.
Le caractère minutieux et répétitif de sa pratique rend hommage à la valeur du travail manuel. Dans ses sculptures en relief, Obodo expérimente la forme, la densité et la disposition du charbon, qu’il transforme en un langage plastique. Entouré d’assistants, il trie les fragments, les nettoie, les purifie, pour les faire passer du statut de combustible à des oeuvres d’art. Ces fragments sont ensuite patiemment liés selon des trames verticales et horizontales, ponctuées d’éclats d’acrylique, de fils d’aluminium colorés ou de bandes de canettes recyclées, qui apportent à la surface un rythme visuel et des nuances subtiles.
Dans l’atelier d’Obodo, le geste de tisser, d’envelopper, de lier devient métaphore. C’est une manière de recoudre les plaies de l’histoire, de reconnecter symboliquement ce qui a été fragmenté. Son travail relève autant d’une pratique de réparation que d’une méditation sur la mémoire et la survie. Obodo voit dans les matériaux une forme d’esprit, une capacité à raconter. En l’écoutant, il laisse le charbon porter la mémoire d’histoires entremêlées d’exploitation, de résilience et d’espoir.
Le titre de l’exposition, And we hired a carpenter to patch the cloth (Et nous avons engagé un charpentier pour recoudre le tissu), incarne cette philosophie. Il exprime à la fois la spontanéité et l’ironie qui traversent la vie quotidienne en Afrique et la démarche esthétique de l’artiste. L’image absurde d’un charpentier réparant un vêtement souligne à la fois la dérision des systèmes défaillants et la créativité de celles et ceux qui, malgré tout, trouvent des manières de les rafistoler.
La métaphore du « raccommodage » traverse l’ensemble de son œuvre : elle évoque une guérison fragile, faite d’actes imparfaits de soin et d’attention. Dans Rush hour, une composition dense figurant la ville et son chaos, Obodo capte l’énergie fébrile des métropoles africaines, cette volonté obstinée de “réparer comme on peut” — selon l’expression populaire nigériane We dey patch am. Certains fragments de charbon sont même enveloppés comme des présents : un geste de préservation autant que de dissimulation, qui questionne la valeur, l’échange, et la mémoire. Ainsi, à travers ses gestes, Obodo transforme des matériaux associés à la destruction en espaces de contemplation et de renaissance.
Le parcours d’Eva Obodo témoigne d’une recherche constante. Son travail sur le charbon, amorcé en 2008, prolonge une pratique commencée avec le métal et le béton, puis le bois gravé de signes et de mots — autant d’étapes qui ont nourri sa réflexion sur la matière et sa capacité à dire l’histoire.
Son œuvre s’inscrit dans la continuité de l’école de Nsukka, fondée à l’Université du Nigeria, où Obodo enseigne aujourd’hui la sculpture. Héritière de la philosophie moderniste de la Synthèse Naturelle, cette tradition artistique — portée par des figures telles que Uche Okeke, Obiora Udechukwu et El Anatsui — relie l’art moderniste postcolonial du XXème siècle à la création contemporaine africaine du XXIème. En prolongeant cette lignée, Obodo démontre comment la matière elle-même peut devenir langage, mémoire et acte de résistance.
(Texte d'Iheanyi Onwuegbucha, historien de l’art et commissaire indépendant)














