Dans son exposition intitulée Of my life, l’artiste Ser Serpas (née en 1995) façonne un paysage où se conjuguent peinture, performance et poésie, à travers cinq salles et le foyer de la Kunsthalle Basel. Sa plus vaste exposition solo au sein d’une institution suisse à ce jour compose une dramaturgie fragile de l’empreinte, de la répétition et de la disparition : Des images émergent et se dissolvent, oscillant à la lisière de l’effacement.

Cette sensation d’évanescence est inhérente au processus même de peinture ; Serpas transfère les images en apposant deux toiles l’une sur l’autre, tandis que la peinture est encore fraîche. Il en résulte une empreinte qui révèle l’instant du contact entre les deux surfaces. Ce geste donne lieu à une série d’images doubles, proches de l’estampe, de la trace, du souvenir ou du vestige. Chaque surface ainsi marquée capture non seulement ce qui a été, mais aussi ce qui s’est perdu ou transformé. À travers ce geste sériel, des distorsions, des ombres et des décalages émergent, car c’est le processus de répétition qui engendre des variations dans l’image.

Deux salles, la première et la dernière de l’exposition, présentent les peintures de Serpas. Dans ces espaces, les œuvres non encadrées sont fixées directement sur des panneaux de bois, leurs surfaces portant l’empreinte du transfert et du temps. Dans la dernière salle, l’écho de la première réapparait avec une étrange familiarité. La quasi-symétrie déstabilise, comme si l’on entrait dans un rêve qui se referme sur lui-même : Ne suis-je pas déjà passé·e par ici?

L’exposition est un espace d’expression — parfois figé dans la peinture, parfois rejoué par le corps. Des performances y prennent place. Durant Art Basel, Serpas réinvente quatre mises en scène historiques du Margo Korableva Performance Theatre de Tbilissi, présentées à travers trois salles et le hall d’entrée. Des actions – frapper une balle, faire tourner une cuillère, envoyer un baiser d’adieu — sont exécutées en séquences lentes et cycliques. Elles sont dénuées de toute narration et de toute intention. Ce que l’on retient, ce sont les gestes, isolés, familiers, presque intimes.

Peinture et performance ne sont pas ici des disciplines distinctes, mais deux modalités d’empreinte et de disparition. Serpas les entremêle pour en faire un tout poreux, où les images naissent du contact, et les gestes s’émancipent de toute intention. Ainsi s’ouvre un terrain instable, où les frontières entre mouvement et trace, entre représentation et disparition, se brouillent.

Ni récit ni sensation ne subsistent — seuls demeurent les corps et les actes mémorisés et répétés, un souvenir fugace, à peine saisi et déjà évanoui.

Ser Serpas. Of my life

Le temps s’écoule presque imperceptiblement, tel un battement de cils, et pourtant il laisse des traces. Sa présence se manifeste dans la répétition : rien ne se répète à l’identique. Chaque réplique porte en elle une différence, un décalage subtil, une fissure à peine perceptible.

La méthode de Ser serpas suit ce principe. Après avoir appliqué plusieurs couches de peinture, elle pose deux toiles l’une contre l’autre, tandis que la peinture est encore fraîche, les presse, puis les enroule avant de les séparer. Ainsi, chaque surface est transférée sur l’autre. Il n’en résulte pas une image en miroir mais une empreinte composée de subtiles variations qui mettent en évidence le processus de création.

Lorsque les toiles sont de différentes tailles, le transfert de peinture ne produit pas uniquement une empreinte de l’original mais aussi un encadrement de celui-ci. La peinture suinte ou déborde. Certaines toiles portent même des empreintes de pas au studio, des éclaboussures, autant d’indices de fortune néanmoins significatifs d’un processus pictural physique, où présence et absence sont inextricablement liées.

Glissements perpétuels

Cette stratégie de duplication variationnelle accompagne toute l’exposition Of my life à la Kunsthalle Basel. À première vue, les peintures forment une série cohérente, présentée de manière plutôt conventionnelle. Le public est confronté à des figures plus grandes que nature, charnues et floues, échappant à toute définition. L’accent n’est pas mis sur le portrait mais sur ce qu’il en reste. Ces doubles images témoignent moins de ressemblances que de pertes. À peine l’image semble-t-elle prendre forme, qu’elle nous glisse déjà entre les doigts. L’identité n’est pas montrée ; elle est esquissée comme quelque chose qui se dérobe sans cesse à la capture et à la définition.

Serpas adopte également une stratégie d’étrangeté dans le choix et le traitement de ses sources iconographiques. Les corps qu’elle représente proviennent d’une archive numérique, générée par intelligence artificielle. Mais ce n’est pas la source qui importe, c’est sa transformation — ce qui en a été morcelé, déformé ou agrandi.

Boucles architecturales

La scénographie de l’exposition suit un agencement circulaire. Certaines figures semblent se répéter, mais ce ne sont en réalité que des impressions, provoquées par la technique de duplication de l’artiste. Les peintures sont présentes dans deux salles similaires, en miroir l’une de l’autre, qui se font écho. Ainsi, le principe esthétique de l’artiste s’exprime aussi à travers la scénographie de l’exposition. Cette disposition rend tangible la logique de l’empreinte et renforce les stratégies clés de sa peinture. L’espace d’exposition devient donc plus qu’un simple contenant : il devient un élément constitutif de la structure picturale.

Actions désancrées

Dans cet environnement, Serpas a conçu des décors servant de scènes à des performances en direct. En étroite collaboration avec le Margo Korableva Performance Theatre de Tbilissi, elle réactive leurs performances passées, non pas en les reconstituant, mais en les adaptant de manière décalée. Fondé en 1994, le collectif est connu pour ses productions expérimentales et avant-gardistes qui brouillent les frontières entre le théâtre, la performance, et d’autres formes d’art. Sous la direction de David Chikhladze, la troupe travaille sur ce qu’elle appelle la « synthèse relativiste », une pratique qui consiste à déconstruire et à recomposer des formes existantes. Des enregistrements vidéo des performances originales sont diffusés sur des écrans placés précisément là où leur remise en scène se déroule. Les actions en direct des six performeur·se·s – leurs gestes circulaires et leurs mouvements hésitants – semblent dépourvues de but particulier, et pourtant laissent des traces tangibles : des tasses de café vides ou des grains épars. Ce qui demeure également, ce sont des gestes figés dans la répétition, lents, comme sortis de leur contexte.

On trouve dans les décors, d’autres supports picturaux, tels que des sols et des murs d’atelier maculés de peinture, des ustensiles de cuisine, un extrait du film Le Cuirassé Potemkine (1925) de Sergei Eisenstein, des vestiges de répétitions passées, des masques et des objets trouvés.

L’Œuvre de Serpas bouscule notre manière de voir : le processus de connaissance est remplacé par l’expérience. L’image ne se donne jamais seule, mais toujours avec ce qu’elle dissimule, contourne ou refuse. Of my life n’est pas juste une exposition ; c’est une invitation à concevoir les images comme des entités dont le sens n’est jamais figé — elles sont des corps fragiles, mouvants à la fois vulnérables, résistants et ouverts au changement.