Siri Derkert (1888-1973), l'une des rares femmes artistes de premier plan dans l'histoire de l'art suédois, est connue pour son style expressionniste très personnel et pour ses commandes publiques monumentales, souvent de nature politique. Nombre de ses œuvres témoignent de son vif intérêt pour l’émancipation des femmes et les questions environnementales, deux domaines dans lesquels elle a joué un rôle de précurseur et soulevé des questions qui sont toujours d’actualité aujourd’hui.

L'évolution de Siri Derkert, qui est passée d'un modernisme contemporain élégant dans les années 1910 à un art public ouvertement politique pour lequel elle est devenue célèbre dans les années 1960, témoigne des nombreuses façons dont une artiste peut s’emparer du privé et du politique.

La vie et l'œuvre de Siri Derkert s'étendent sur la majeure partie du XXe siècle - une période de grands changements sociétaux et culturels. Cela se reflète dans le développement artistique de Derkert, notamment en termes de sujets, de technique et d'expression. La présentation d'Andréhn-Schiptjenko, qui marque la première exposition parisienne de l'artiste, met en lumière une sélection d'œuvres marquant chaque étape de sa carrière artistique aux multiples facettes, depuis les aquarelles de ses années à Copenhague en 1918-1919 jusqu'à son travail plus politique de la fin des années 1960. L'exposition présente des œuvres cubistes, des portraits puissants, des collages, des sculptures en bronze et des expérimentations matérielles en béton et en métal. Certaines de ces œuvres, de l'une des artistes modernistes les plus importantes de Suède, n’ont été que rarement exposées au public. L'engagement de Derkert en faveur des droits des femmes, de la protection de l'environnement et de la paix, ainsi que son approche expérimentale des matériaux, rendent son travail plus pertinent que jamais.

Les étapes importantes de la vie et carrière de Siri Derkert

Après avoir fréquenté l'école de peinture de Caleb Althin à Stockholm, Siri Derkert s'installe à Paris en 1913 pour étudier à l'Académie Colarossi et à l'Académie de la Grande Chaumière, où elle développe un style de peinture plus cubiste. À cette époque, Derkert travaille également comme illustratrice de mode et est une adepte précoce du potentiel créatif et expressif de la mode.

Au cours des années 1920 et 1930, Derkert a expérimenté et développé sa peinture, s'inspirant souvent de la vie quotidienne et d'un petit cercle de membres de sa famille, d'amis et de collègues. L'exposition présente des peintures à l'huile expressives telles que Sara à la fenêtre (1924) et des dessins vifs des propres enfants de Derkert et de leurs amis à Simpnäs, des figures plus ou moins dissoutes dans un jeu de contours audacieux et de formes dynamiques. En tant que mère célibataire de trois enfants, s'occuper de ses enfants tout en poursuivant une carrière artistique a certainement été un facteur décisif dans l'évolution de l'opinion politique de Derkert. Ses portraits d'enfants sont devenus une arme dans son combat contre le patriarcat ainsi qu'une déclaration politique, comme dans le tableau Les enfants serviteurs à Hersbyholm (1932-34).

Ce n'est que dans les années 1940 que Derkert fait sa véritable percée sur la scène artistique. Cela coincide avec l’intensification de son engagement sociopolitique en faveur de la paix et de l’égalité femmeshommes après la Seconde Guerre mondiale. Son adhésion à l'Association des femmes suédoises de gauche et ses visites annuelles à l'École civique des femmes de Fogelstad entre 1943 et 1954 ont fortement influencé son développement créatif. À Fogelstad, elle a rencontré des femmes impliquées dans les débuts du mouvement suffragiste et Derkert a réalisé de nombreuses œuvres les représentant en train de parler et d'enseigner, notamment l'auteure Elin Wägner et l'inspectrice du travail et politicienne Kerstin Hesselgren.

Les femmes qui fréquentaient cette école n'étaient pas seulement formées aux questions sociales, mais aussi aux arts, et Derkert dépeint également la chorale de Fogelstad sous la direction de l'organiste et chef de chœur Elsa Stenhammar. Ces œuvres montrent des femmes qui se fondent en un seul corps, symbole d'un collectif féminin soudé. Les femmes de Fogelstad et les questions politiques qui y sont soulevées sont devenues des éléments importants des œuvres publiques de Derkert.

Dans les années 60, Derkert expérimente aussi avec des matériaux non-traditionnels. Les portraits qu’elle avait l’habitude de peindre sur toile ou de dessiner sur papier se transforment en œuvres de béton et de métal. Dans l’exposition, des exemples forts de cette période multidisciplinaire sont présentés avec deux portraits de Pontus Hultén, commissaire d’exposition suédois et premier directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou. L'intérêt principal de Derkert pour les portraits est de nature à la fois privée et politique, traduisant l'intériorité des personnes représentées et leur engagement en faveur de différentes causes, en mettant moins l'accent sur leur apparence physique.

Le processus qui s'était alors enclenché a conduit Derkert à réaliser vers la fin de sa carrière des œuvres publiques, telles que Le pilier de la femme à T-centralen (1956-8) et l'œuvre monumentale Sculptures en béton naturel à la station de métro Östermalmstorg (1961-5) - sans doute l'une des œuvres les plus centrales de l'art suédois moderne et une manifestation digne de la paix, de l'égalité et de la justice. L'œuvre, avec son message politique explicite, a suscité de vives réactions dans la presse quotidienne de l'époque et a été considérée comme très controversée. L'œuvre est une fusion audacieuse et visionnaire de textes et d'images, comprenant des extraits de La Marseillaise et de L'Internationale, le mot « paix » traduit en 50 langues, et des hommages à des femmes influentes telles que Sappho, Hypatie, Virginia Woolf et Simone de Beauvoir. Son style visuel expressif, qui rappelle les graffitis, continue de trouver un écho auprès du public moderne.

Le pilier de la femme représente de nombreuses références symboliques, notamment des femmes au travail telles que des rameuses, des maçons, des conductrices et des dactylos, et met en évidence le travail des femmes comme un élément essentiel de leur prise d’autonomie et de leur contribution à la lutte toujours actuelle pour les droits démocratiques. Derkert a constaté qu'une partie du problème des femmes résidait dans le manque de modèles, et ce projet était une manière d'équilibrer la représentation et la visibilité des femmes contemporaines dans la sphère publique.