Almine Rech Paris, Matignon a le plaisir de présenter 'Taryn Simon : The game, la septième exposition personnelle de l'artiste avec la galerie, du 14 juin au 26 juillet 2025.
Que se cache-t-il derrière les apparences ? Qui détermine la vision que nous avons du monde ? Depuis près de vingt-cinq ans, Taryn Simon explore les coulisses du pouvoir, mettant au jour les structures invisibles qui façonnent notre perception. À travers une rigoureuse approche documentaire et une esthétique méticuleusement construite, l’artiste américaine (née en 1975) interroge ainsi les institutions, la censure et les systèmes qui influencent notre connaissance — et in fine notre compréhension.
L’œuvre de Simon ne s’adresse pas à un regard furtif. Elle révèle, par strates, les forces historiques et culturelles reléguées dans l’ombre, tout en exposant les circuits invisibles de l’information : la manière dont elle est collectée, contrôlée, manipulée.
La théâtralité de la scène politique, tout comme sa « gamification » sont au cœur de ses récents travaux. Sa nouvelle série de photographies s’attache aux figures, aux lieux et aux objets qui ont cristallisé l’attention lors du cycle électoral américain de 2024. Simon en extrait les traces - micro de Fox News, piles de bulletins de vote, équipements antiémeute de la police du Capitole, frites de McDonald’s - qu’elle isole et érige en emblèmes, à la manière d’artefacts d’une civilisation ancienne.
Leur retrait expressif, tout comme leur apparente simplicité, feint la neutralité mais induit un trouble plus profond : Simon ausculte la scénarisation du pouvoir sans en interrompre le spectacle. Car ce que l’artiste nous invite à regarder, ce sont les éléments d’un jeu à grande échelle, ceux d’un système démocratique devenu performatif, où le pouvoir se mesure en scores et se consomme en symboles. Pensées comme des dispositifs autant que des images, ces œuvres engagent alors une dynamique discrète où sujets et spectateurs deviennent des participants — des acteurs silencieux liés par une grammaire visuelle aux règles implicites. Dans l’une de ses photographies, des ballons de baudruche rouges, bleus et blancs, tous parfaitement rutilants, sont figés dans l’attente de l’instant cérémoniel d’un événement électoral. Rien qu’un détail — mais tout y est : les couleurs patriotiques de l’unité, l’esthétique de la victoire, la superficialité d’un rituel qui cherche à sacraliser.
C’est cette même esprit ludique que l’artiste transpose dans l’espace de la galerie. Le rouge intense de la moquette, tendue au sol, n’évoque-t-il pas celui d’un tapis de billard ? Dans cet univers aux codes visuels affirmés, où la couleur semble activer dynamiquement la perception, l’exposition prend alors des allures de jeu grandeur nature.
Au cœur de cette mise en tension chromatique et symbolique, s’inscrit Kleroterion, une grande sculpture monolithique inspirée de l’ancien dispositif athénien utilisé pour garantir l’équité et prévenir la corruption au sein de la démocratie. Au siècle de Périclès, cet instrument mettait en œuvre un système de tirage au sort garantissant une sélection aléatoire des citoyens appelés à exercer les plus hautes fonctions. À plusieurs millénaires de distance, c’est sous la forme d’un dispositif interactif que l’artiste en réactualise le principe : ici, cinq participants introduisent au sein de la structure un jeton coloré, le « gagnant » étant désigné par celui dont la pièce ne sera pas rejetée. Le Kleroterion compose alors avec l’incertitude, les contingences, le hasard et surtout ce qu’il faut bien appeler la chance.
Dans ce glissement entre tirage au sort et pouvoir se formule peut-être le noyau critique de l’œuvre de Simon : l’aléatoire comme contre-modèle politique. Car derrière des questions en apparence triviales — Qui décide du dîner ? — ou radicales — Qui décide de la guerre ? — se redéploient sans cesse les mécanismes de pouvoir. Et si l’enjeu n’était pas tant de savoir qui gouverne, que de repenser la manière dont s’orientent nos choix communs et comment le pouvoir est déterminé ?
En résonnance avec le Kleroterion et les œuvres photographiques, la nouvelle vidéo de l’artiste - Haringey Ballot Count, European Union membership referendum, The great hall, Alexandra Palace (“The people's palace”), London, United Kingdom, June 24, 2016 – se resserre sur un geste unique, banal et répétitif : des images inédites de dépouillement des bulletins du référendum sur le Brexit. Filmée en parfaite frontalité, la scène s’étire sans narration ni effet, révélant la lenteur méthodique et l’ennui de la procédure. Taryn Simon effleure alors la poétique des seuils : ce moment où l’Histoire, ramenée à la mécanique d’un vote, se rejoue silencieusement selon la logique du score.
(Texte de Maud de la Forterie, historienne de l'art et chercheuse)